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L'incendie du bazar de la Charité
Le 7 mai 1897, le duc d'Aumale fils de Louis-Philippe est
terrassé par une crise cardiaque. Il venait de rédiger une
vingtaine de lettres de condoléances. Pour les familles des victimes
de l'incendie le plus meurtrier de la IIIe République.
LE 21 MARS 1897, Mme de Maillé avait
invité le Tout-Paris plus ou moins aristocratique à venir
déposer son obole pour les Cercles catholiques d'ouvriers lesquels
étaient destinés à barrer la route au socialisme révolutionnaire
de Jules Guesde. Avec en attraction une jeune inspirée, Melle Couedon.
Elle avait des références, cette jeune personne qui affirmait
transmettre en direct les messages de l'ange Gabriel. N'avait-elle pas
déjà annoncé le scandale de Panama, la guerre turque
? Et puis, tout récemment, la mort d'un prince de sang royal dans
l'année ? Dans le salon de Mme de Maillé, l'on s'agglutine
autour de la voyante. Celle-ci prend sa tête entre les mains, lève
les yeux au ciel, commence à parler, lentement, d'une voix un peu
lointaine mais distincte : « Près des Champs-Elysées/Je
vois un endroit pas élevé/Qui n'est pas pour la pitié/Mais
qui en est approché/Dans un but de charité/Qui n'est pas
la vérité/Je vois le feu s'élever/Et les gens hurler/Des
chairs grillées/Des corps calcinés/J'en vois comme par pelletées...
» L'assistance est consternée. Melle Couedon s'empresse
de la rassurer : « Toutes les personnes présentes aujourd'hui
seront épargnées. » José-Maria de Heredia,
le poète à la mode, est le seul à émettre quelque
réserve : « C'est peut-être impressionnant, mais
c'est de la bien mauvaise poésie. » Qu'importe, en cette
fin de siècle ce qui est chic, c'est la charité. Mondaines
et demi-mondaines, vraies marquises et fausses comtesses, princesses de
sang et duchesses de circonstance rivalisent dans l'organisation de galas
de bienfaisance, de ventes destinées aux oeuvres. La baronne Reille
en est arrivée à ouvrir rue de l'Université une oeuvre
permanente, en fait une boutique de parfurmerie et de maroquinerie où
elle « fait vendeuse » de temps à autre. «
Il ne faut pas seulement donner aux pauvres. Il faut aussi travailler pour
eux. » Le « must » caritatif, c'est en ce temps-là
le bazar de la Charité que certaines mauvaises langues s'obstinent
à qualifier de « bazar de la vanité ». C'est
l'excellent et si mondain Harry Blount qui en a eu la lumineuse idée,
il y a de cela déjà douze ans : « Pourquoi ne pas
faire une vente, non pas seulement pour une oeuvre mais pour toutes les
oeuvres ? Au lieu d'ouvrir un seul après-midi, elle recevrait les
personnes charitables qui sont nombreuses pendant trois semaines
ou un mois. Chaque oeuvre aurait son comptoir, sous la responsabilité
des dames patronnesses. » Idée lumineuse, idée
de génie puisque en douze ans le-dit bazar de la Charité
avait engrangé plus de sept millions de francs or. Les journaux
avaient été pour quelque chose dans ce formidable succès
puisque dès la publication du projet du sieur Blount, ils avaient
proclamé : « La salle Albert-Legrand, faubourg Saint-Honoré,
sera certainement le rendez-vous de la haute société parisienne
pendant tout le mois prochain. Les sociétés de bienfaisance
l'ont transformée en vaste bazar approvisionné d'objets de
toutes sortes : nouveautés, papeterie, vêtements, mercerie,
vendus à des prix plus que modérés. Il suffit de citer
parmi les dames patronnesses les noms de la baronne de Rotschild, de la
comtesse Aimery de la Rochefoucauld, de la comtesse de Biron, de la comtesse
de Briey. » Etait-ce le fait d'un succès grandissant ?
En tous les cas, le bazar ne cessait de se déplacer. Du faubourg
Saint-Honoré, il avait émigré à plusieurs reprises
sous d'autres cieux. Et en cette année 1897, il quittait la rue
de la Boétie pour s'en aller rue Jean-Goujon sur un terrain prêté
par un certain Michel Heine. Sur ce terrain s'élevait un hangar
en sapin de Norvège de quatre-vingts mètres de long sur treize
de large. Une troupe de théâtre de patronage y avait joué
une vingtaine de fois La Passion de Notre Seigneur à l'intention
des élèves des écoles religieuses. Le 6 avril, le
baron de Mackay co-organisateur avec Harry Blount du bazar de la
Charité réunit les dames patronnesses : SAR la duchesse
d'Alençon, la duchesse de Vendôme, la duchesse d'Uzès,
la marquise de Saint-Chamans, la comtesse Greffuhle, la générale
Février, Mme de Sassenay, qui encore ? Il leur annonce une «
surprise qui vaudra un million de recette au moins ». En fait, une
rue de Paris au Moyen Age avec ses auvents, ses échoppes aux enseignes
pittoresques, ses étages en trompe-l'oeil, ses murs tapissés
de lierre et de feuillage : un véritable décor d'opéra
et d'ailleurs c'est bien de cela qu'il s'agit puisqu'il est signé
Chapron, décorateur de l'Opéra. Le baron de Mackay fait faire
le tour du propriétaire : « Vingt-deux boutiques. Une pour
chaque comptoir. Voilà l'idée de M. Blount. Il avait remarqué
ce décor à l'exposition du théâtre, au Palais
de l'industrie. Nous l'avons racheté, devinez combien ? »
« Vingt mille francs ? » « Cent quatre-vingts francs
! Un vrai prix du Moyen Age ! Dans ce décor, nos vendeuses auront
un succès sans pareil. Permettez-moi de vous présenter M.
Chapron, décorateur de l'Opéra, qui l'a dessiné et
qui a accepté d'en surveiller l'installation dans notre local, en
faisant les raccords nécessaires. » Le dénommé
Chapron sourit à ces dames et s'explique : « Je n'ai utilisé
que de la toile peinte, du carton pâte et du bois blanc. Dans le
théâtre, nous avons l'habitude. Tout n'est pas terminé.
Nous allons tendre un velum de cinq cents mètres carrés pour
cacher le toit, décorer les boutiques avec des bannières
armoriées et compléter l'ensemble avec des draperies et des
étoffes chatoyantes. » Tous les facteurs sont réunis
pour que ce bazar 1897 soit un grand succès. Tout de même,
Chapron a quelque appréhension. Il glisse au baron de Mackay :
« Surtout, soyez très prudent. Toutes ces matières
sont extrêmement inflammables. » L'autre, superbe :
« Mon cher, vous pensez bien que dans nos ventes, nous interdisons
aux messieurs de fumer. » Pourquoi le décorateur a-t-il
subitement eu le besoin de faire part de ses craintes au baron ? Parce
qu'il y a dix ans, c'est l'Opéra Comique qui a été
la proie d'un incendie... La présence d'un cinématographe
n'est pas fait pour calmer ses inquiétudes. En effet, à l'une
des extrémités du hangar, sous un appentis, l'on pourra pour
cinquante centimes voir les images animées des frères Lumière
: une sortie d'usine, un train qui entre en gare et le clou à savoir
l'arroseur arrosé. Justement, l'entrepreneur qui se charge des
représentations cinématographiques, n'est pas très
satisfait de ce local ; il s'en ouvre au baron de Mackay : « Je
n'ai pas assez de place pour loger mes appareils, les tubes d'oxygène
et les bidons d'éther de la lampe Molteni. Il faut aussi séparer
le mécanicien du public. Les reflets de la lampe risquent de gêner
les spectateurs. » « Nous ferons une cloison en toile goudronnée
autour de votre appareil. Un rideau cachera la lampe. » « Et
mes bouteilles et mes bidons ? » « Vous n'aurez qu'à
les laisser sur le terrain vague, derrière votre local. »
L'avant-veille de l'ouverture, nouvelle intervention de Normandin :
« J'ai essayé la lampe que je possède, mais elle ne
marche pas bien. J'ai téléphoné à M. Molteni
mais il ne peut pas m'en donner une autre avant lundi soir. » «
Attendons mardi. Vous savez, le lundi, c'est une sorte de répétition
générale. » La première journée sera
effectivement une « sorte de répétition générale
» qui laissera tout de même une recette globale de quarante
mille francs. Les journaux retiendront essentiellement la présence
de Melle de Flores, fille de l'ambassadeur d'Espagne et de la duchesse
d'Alençon, soeur de l'impératrice d'Autriche, la célèbre
Sissi. Les choses sérieuses doivent commencer mardi avec la bénédiction
du bazar par le nonce apostolique dès 15 h. Celui-ci vient, fait
un tour rapide et s'en va sans que la foule qui se presse là, s'en
rende bien compte. Car il y a là quelque douze cents personnes et
aux alentours de 16 h des cohortes de visiteurs ne cessent
d'arriver. Il fait très chaud et la duchesse d'Alençon murmure
à sa voisine, l'épouse du célèbre chirurgien
Belin : « J'étouffe... » Mme Belin observe :
« Si un incendie éclatait, ce serait terrible ! »
Le baron de Mackay qui fait le tour du propriétaire jette un coup
d'oeil sur sa montre : quatre heures. Dix minutes plus tard, c'est l'accident
et cela se passe dans la cabine du cinématographe. La lampe de projection
a épuisé sa réserve d'éther ; il faut la remplir.
Tâche malaisée : la cabine est obscure. Bellac, le projectionniste,
demande à son jeune assistant de gratter une allumette. La flamme
jaillit, embrase les vapeurs d'éther. Un rideau prend feu, la flamme
court le long de la boiserie... On court prévenir le baron de Mackay
et Harry Blount : il faut évacuer le bazar vite ! C'est déjà
trop tard : une longue flamme rampe le long des murs, dévore le
velum, embrase les murs en carton goudronné. Un témoin dira
: « Comme une véritable traînée de poudre
dans un rugissement affolant, le feu embrasait le décor, courrait
le long des boiseries, dévorant sur son passage ce fouillis gracieux
et fragile de tentures, de rubans et de dentelles. » Au grondement
de l'incendie répondent les cris de panique de douze cents invités
qui tentent de s'enfuir. Rares sont celles et ceux qui gardent leur sang-froid.
La duchesse d'Alençon répond à Melle d'Andlau qui
tente de l'entraîner : « Partez vite. Ne vous occupez pas
de moi. Je partirai la dernière. » À l'extérieur,
l'alarme est donnée, les voitures rouges tirées par des percherons
arrivent sur les lieux cependant que des grappes humaines véritables
torches surgissent par les sorties du hangar qui n'est plus qu'un
immense brasier. Le sauve-qui-peut général s'est transformé
en « chacun pour soi ». Plus question de convenances, d'étiquette,
de mondanité : que de messieurs bien mis se transforment en brutes
épaisses, écrasant sur leur passage tant de dames de charité...
L'eau enfin jaillit dans les lances d'incendie : treize minutes après
le début de l'incendie. Un journaliste qui vient d'arriver sur les
lieux, note : « C'est un spectacle inoubliable dans cet immense
cadre de feu formé par l'ensemble du bazar, où tout brûle
à la fois, boutiques, cloisons, planchers et façades, des
hommes, des femmes, des enfants se tordent, poussant des hurlements de
damnés, essayant en vain de trouver une issue, puis flambent à
leur tour et retombent au monceau toujours grossissant de cadavres calcinés.
» À 16 h 30, ce qui restait du bazar s'est écroulé.
Tout est terminé. On commence à retirer les corps calcinés,
souvent méconnaissables et l'on constate que parmi les victimes,
il y a cent quinze femmes et cinq hommes seulement, alors que ces messieurs
étaient tellement nombreux au moment du sinistre. Ces messieurs
ont sauvé leur peau...Les soldats du 102e de ligne commencent les
opérations de déblaiement. Macabre besogne. Harry Blount,
désespéré, est emmené à l'hôtel
particulier de ses parents. Son père l'apostrophe : « Je
préfèrerais te savoir mort là-bas que te voir vivant
ici ! » Le baron de Mackay, le lendemain, reçoit une lettre
du père d'une victime : « Je regrette, monsieur, qu'en
qualité d'ancien officier de marine, je sois obligé de vous
rappeller que le commandant doit quitter son bord le dernier. »
La reconnaissance des victimes commence dès le lendemain, tâche
souvent malaisée tant bien des corps sont méconnaissables.
Sur les boulevards, on s'arrache les éditions spéciales des
journaux. Extraits : « Il y avait sur tous les visages une consternation
faite d'émotion, de pitié, de solidarité et le dernier
mot que nous avons entendu en arrivant au journal est celui d'un homme
du peuple saluant de cette réflexion touchante et saissante en sa
concision toutes ces aristocratiques victimes : « C'est malheureux
tout de même ! Des gens qui faisaient la charité ! »
Féministe et impitoyable, Séverine écrit dans
Le Journal : « Parmi ces hommes (ils étaient environ deux
cents), on en cite deux qui furent admirables et jusqu'à dix en
tout qui firent leur devoir. Le reste détala, non seulement ne sauvant
personne, mais encore se frayant un passage dans la chair féminine,
à coups de pieds, à coups de poings, à coups de talons,
à coups de canne. » Cinq cadavres ne seront pas reconnus.
On leur fera des funérailles solennelles à Notre-Dame en
présence du président de la République. Le 16 mai,
la duchesse d'Alençon sera inhumée à Dreux. Le duc
d'Aumale, ce prince de sang royal à la mort annoncée par
Melle Couedon, meurt dans son château de Sicile quelques jours après
l'incendie. Et sur l'air de la romance de Paul Delmet Les mots les plus
tendres, l'on chante La complainte du bazar de la Charité
: « Il n'y a plus quand vient la mort/Ni rang ni classe ».
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