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Mercredi 05 Mai 1999
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L'incendie du bazar de la Charité

Le 7 mai 1897, le duc d'Aumale ­ fils de Louis-Philippe ­ est terrassé par une crise cardiaque. Il venait de rédiger une vingtaine de lettres de condoléances. Pour les familles des victimes de l'incendie le plus meurtrier de la IIIe République.

LE 21 MARS 1897, Mme de Maillé avait invité le Tout-Paris plus ou moins aristocratique à venir déposer son obole pour les Cercles catholiques d'ouvriers lesquels étaient destinés à barrer la route au socialisme révolutionnaire de Jules Guesde. Avec en attraction une jeune inspirée, Melle Couedon. Elle avait des références, cette jeune personne qui affirmait transmettre en direct les messages de l'ange Gabriel. N'avait-elle pas déjà annoncé le scandale de Panama, la guerre turque ? Et puis, tout récemment, la mort d'un prince de sang royal dans l'année ? Dans le salon de Mme de Maillé, l'on s'agglutine autour de la voyante. Celle-ci prend sa tête entre les mains, lève les yeux au ciel, commence à parler, lentement, d'une voix un peu lointaine mais distincte : « Près des Champs-Elysées/Je vois un endroit pas élevé/Qui n'est pas pour la pitié/Mais qui en est approché/Dans un but de charité/Qui n'est pas la vérité/Je vois le feu s'élever/Et les gens hurler/Des chairs grillées/Des corps calcinés/J'en vois comme par pelletées... » L'assistance est consternée. Melle Couedon s'empresse de la rassurer : « Toutes les personnes présentes aujourd'hui seront épargnées. » José-Maria de Heredia, le poète à la mode, est le seul à émettre quelque réserve : « C'est peut-être impressionnant, mais c'est de la bien mauvaise poésie. » Qu'importe, en cette fin de siècle ce qui est chic, c'est la charité. Mondaines et demi-mondaines, vraies marquises et fausses comtesses, princesses de sang et duchesses de circonstance rivalisent dans l'organisation de galas de bienfaisance, de ventes destinées aux oeuvres. La baronne Reille en est arrivée à ouvrir rue de l'Université une oeuvre permanente, en fait une boutique de parfurmerie et de maroquinerie où elle « fait vendeuse » de temps à autre. « Il ne faut pas seulement donner aux pauvres. Il faut aussi travailler pour eux. » Le « must » caritatif, c'est en ce temps-là le bazar de la Charité que certaines mauvaises langues s'obstinent à qualifier de « bazar de la vanité ». C'est l'excellent et si mondain Harry Blount qui en a eu la lumineuse idée, il y a de cela déjà douze ans : « Pourquoi ne pas faire une vente, non pas seulement pour une oeuvre mais pour toutes les oeuvres ? Au lieu d'ouvrir un seul après-midi, elle recevrait les personnes charitables ­ qui sont nombreuses ­ pendant trois semaines ou un mois. Chaque oeuvre aurait son comptoir, sous la responsabilité des dames patronnesses. » Idée lumineuse, idée de génie puisque en douze ans le-dit bazar de la Charité avait engrangé plus de sept millions de francs or. Les journaux avaient été pour quelque chose dans ce formidable succès puisque dès la publication du projet du sieur Blount, ils avaient proclamé : « La salle Albert-Legrand, faubourg Saint-Honoré, sera certainement le rendez-vous de la haute société parisienne pendant tout le mois prochain. Les sociétés de bienfaisance l'ont transformée en vaste bazar approvisionné d'objets de toutes sortes : nouveautés, papeterie, vêtements, mercerie, vendus à des prix plus que modérés. Il suffit de citer parmi les dames patronnesses les noms de la baronne de Rotschild, de la comtesse Aimery de la Rochefoucauld, de la comtesse de Biron, de la comtesse de Briey. » Etait-ce le fait d'un succès grandissant ? En tous les cas, le bazar ne cessait de se déplacer. Du faubourg Saint-Honoré, il avait émigré à plusieurs reprises sous d'autres cieux. Et en cette année 1897, il quittait la rue de la Boétie pour s'en aller rue Jean-Goujon sur un terrain prêté par un certain Michel Heine. Sur ce terrain s'élevait un hangar en sapin de Norvège de quatre-vingts mètres de long sur treize de large. Une troupe de théâtre de patronage y avait joué une vingtaine de fois La Passion de Notre Seigneur à l'intention des élèves des écoles religieuses. Le 6 avril, le baron de Mackay ­ co-organisateur avec Harry Blount du bazar de la Charité ­ réunit les dames patronnesses : SAR la duchesse d'Alençon, la duchesse de Vendôme, la duchesse d'Uzès, la marquise de Saint-Chamans, la comtesse Greffuhle, la générale Février, Mme de Sassenay, qui encore ? Il leur annonce une « surprise qui vaudra un million de recette au moins ». En fait, une rue de Paris au Moyen Age avec ses auvents, ses échoppes aux enseignes pittoresques, ses étages en trompe-l'oeil, ses murs tapissés de lierre et de feuillage : un véritable décor d'opéra et d'ailleurs c'est bien de cela qu'il s'agit puisqu'il est signé Chapron, décorateur de l'Opéra. Le baron de Mackay fait faire le tour du propriétaire : « Vingt-deux boutiques. Une pour chaque comptoir. Voilà l'idée de M. Blount. Il avait remarqué ce décor à l'exposition du théâtre, au Palais de l'industrie. Nous l'avons racheté, devinez combien ? » « Vingt mille francs ? » « Cent quatre-vingts francs ! Un vrai prix du Moyen Age ! Dans ce décor, nos vendeuses auront un succès sans pareil. Permettez-moi de vous présenter M. Chapron, décorateur de l'Opéra, qui l'a dessiné et qui a accepté d'en surveiller l'installation dans notre local, en faisant les raccords nécessaires. » Le dénommé Chapron sourit à ces dames et s'explique : « Je n'ai utilisé que de la toile peinte, du carton pâte et du bois blanc. Dans le théâtre, nous avons l'habitude. Tout n'est pas terminé. Nous allons tendre un velum de cinq cents mètres carrés pour cacher le toit, décorer les boutiques avec des bannières armoriées et compléter l'ensemble avec des draperies et des étoffes chatoyantes. » Tous les facteurs sont réunis pour que ce bazar 1897 soit un grand succès. Tout de même, Chapron a quelque appréhension. Il glisse au baron de Mackay : « Surtout, soyez très prudent. Toutes ces matières sont extrêmement inflammables. » L'autre, superbe : « Mon cher, vous pensez bien que dans nos ventes, nous interdisons aux messieurs de fumer. » Pourquoi le décorateur a-t-il subitement eu le besoin de faire part de ses craintes au baron ? Parce qu'il y a dix ans, c'est l'Opéra Comique qui a été la proie d'un incendie... La présence d'un cinématographe n'est pas fait pour calmer ses inquiétudes. En effet, à l'une des extrémités du hangar, sous un appentis, l'on pourra pour cinquante centimes voir les images animées des frères Lumière : une sortie d'usine, un train qui entre en gare et le clou à savoir l'arroseur arrosé. Justement, l'entrepreneur qui se charge des représentations cinématographiques, n'est pas très satisfait de ce local ; il s'en ouvre au baron de Mackay : « Je n'ai pas assez de place pour loger mes appareils, les tubes d'oxygène et les bidons d'éther de la lampe Molteni. Il faut aussi séparer le mécanicien du public. Les reflets de la lampe risquent de gêner les spectateurs. » « Nous ferons une cloison en toile goudronnée autour de votre appareil. Un rideau cachera la lampe. » « Et mes bouteilles et mes bidons ? » « Vous n'aurez qu'à les laisser sur le terrain vague, derrière votre local. » L'avant-veille de l'ouverture, nouvelle intervention de Normandin : « J'ai essayé la lampe que je possède, mais elle ne marche pas bien. J'ai téléphoné à M. Molteni mais il ne peut pas m'en donner une autre avant lundi soir. » « Attendons mardi. Vous savez, le lundi, c'est une sorte de répétition générale. » La première journée sera effectivement une « sorte de répétition générale » qui laissera tout de même une recette globale de quarante mille francs. Les journaux retiendront essentiellement la présence de Melle de Flores, fille de l'ambassadeur d'Espagne et de la duchesse d'Alençon, soeur de l'impératrice d'Autriche, la célèbre Sissi. Les choses sérieuses doivent commencer mardi avec la bénédiction du bazar par le nonce apostolique dès 15 h. Celui-ci vient, fait un tour rapide et s'en va sans que la foule qui se presse là, s'en rende bien compte. Car il y a là quelque douze cents personnes et ­ aux alentours de 16 h ­ des cohortes de visiteurs ne cessent d'arriver. Il fait très chaud et la duchesse d'Alençon murmure à sa voisine, l'épouse du célèbre chirurgien Belin : « J'étouffe... » Mme Belin observe : « Si un incendie éclatait, ce serait terrible ! » Le baron de Mackay qui fait le tour du propriétaire jette un coup d'oeil sur sa montre : quatre heures. Dix minutes plus tard, c'est l'accident et cela se passe dans la cabine du cinématographe. La lampe de projection a épuisé sa réserve d'éther ; il faut la remplir. Tâche malaisée : la cabine est obscure. Bellac, le projectionniste, demande à son jeune assistant de gratter une allumette. La flamme jaillit, embrase les vapeurs d'éther. Un rideau prend feu, la flamme court le long de la boiserie... On court prévenir le baron de Mackay et Harry Blount : il faut évacuer le bazar vite ! C'est déjà trop tard : une longue flamme rampe le long des murs, dévore le velum, embrase les murs en carton goudronné. Un témoin dira : « Comme une véritable traînée de poudre dans un rugissement affolant, le feu embrasait le décor, courrait le long des boiseries, dévorant sur son passage ce fouillis gracieux et fragile de tentures, de rubans et de dentelles. » Au grondement de l'incendie répondent les cris de panique de douze cents invités qui tentent de s'enfuir. Rares sont celles et ceux qui gardent leur sang-froid. La duchesse d'Alençon répond à Melle d'Andlau qui tente de l'entraîner : « Partez vite. Ne vous occupez pas de moi. Je partirai la dernière. » À l'extérieur, l'alarme est donnée, les voitures rouges tirées par des percherons arrivent sur les lieux cependant que des grappes humaines ­ véritables torches ­ surgissent par les sorties du hangar qui n'est plus qu'un immense brasier. Le sauve-qui-peut général s'est transformé en « chacun pour soi ». Plus question de convenances, d'étiquette, de mondanité : que de messieurs bien mis se transforment en brutes épaisses, écrasant sur leur passage tant de dames de charité... L'eau enfin jaillit dans les lances d'incendie : treize minutes après le début de l'incendie. Un journaliste qui vient d'arriver sur les lieux, note : « C'est un spectacle inoubliable dans cet immense cadre de feu formé par l'ensemble du bazar, où tout brûle à la fois, boutiques, cloisons, planchers et façades, des hommes, des femmes, des enfants se tordent, poussant des hurlements de damnés, essayant en vain de trouver une issue, puis flambent à leur tour et retombent au monceau toujours grossissant de cadavres calcinés. » À 16 h 30, ce qui restait du bazar s'est écroulé. Tout est terminé. On commence à retirer les corps calcinés, souvent méconnaissables et l'on constate que parmi les victimes, il y a cent quinze femmes et cinq hommes seulement, alors que ces messieurs étaient tellement nombreux au moment du sinistre. Ces messieurs ont sauvé leur peau...Les soldats du 102e de ligne commencent les opérations de déblaiement. Macabre besogne. Harry Blount, désespéré, est emmené à l'hôtel particulier de ses parents. Son père l'apostrophe : « Je préfèrerais te savoir mort là-bas que te voir vivant ici ! » Le baron de Mackay, le lendemain, reçoit une lettre du père d'une victime : « Je regrette, monsieur, qu'en qualité d'ancien officier de marine, je sois obligé de vous rappeller que le commandant doit quitter son bord le dernier. » La reconnaissance des victimes commence dès le lendemain, tâche souvent malaisée tant bien des corps sont méconnaissables. Sur les boulevards, on s'arrache les éditions spéciales des journaux. Extraits : « Il y avait sur tous les visages une consternation faite d'émotion, de pitié, de solidarité et le dernier mot que nous avons entendu en arrivant au journal est celui d'un homme du peuple saluant de cette réflexion touchante et saissante en sa concision toutes ces aristocratiques victimes : « C'est malheureux tout de même ! Des gens qui faisaient la charité ! » Féministe et impitoyable, Séverine écrit dans Le Journal : « Parmi ces hommes (ils étaient environ deux cents), on en cite deux qui furent admirables et jusqu'à dix en tout qui firent leur devoir. Le reste détala, non seulement ne sauvant personne, mais encore se frayant un passage dans la chair féminine, à coups de pieds, à coups de poings, à coups de talons, à coups de canne. » Cinq cadavres ne seront pas reconnus. On leur fera des funérailles solennelles à Notre-Dame en présence du président de la République. Le 16 mai, la duchesse d'Alençon sera inhumée à Dreux. Le duc d'Aumale, ce prince de sang royal à la mort annoncée par Melle Couedon, meurt dans son château de Sicile quelques jours après l'incendie. Et sur l'air de la romance de Paul Delmet Les mots les plus tendres, l'on chante La complainte du bazar de la Charité : « Il n'y a plus quand vient la mort/Ni rang ni classe ».

Edouard BOEGLIN Illlustration : Christian HEINRICH


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