La division du travail, les machines, la surveillance

On ne peut faire la généalogie du taylorisme sans rencontrer la division du travail. L’ingénieur américain ne l’a pas inventée, il ne l’a pas découverte, il l’a reprise à une très vieille tradition progressivement recouverte par d’autres préoccupations.

La longue marche d’un concept

Les historiens de l’économie attribuent à Adam Smith la paternité du concept. En fait, il a déjà une longue histoire lorsque Smith le reprend. Son élaboration a commencé bien plus tôt. On en trouve trace dans deux domaines :

- dans les ouvrages des philosophes qui font de la division du travail le mécanisme du lien social : Hume, Beccaria… Hume introduit la "division des tâches" dans un passage dans lequel il s’interroge sur les fondements de la société. Il l’associe à l’union des forces et à l’aide mutuelle. La division du travail est une des moteurs de la constitutions de la société. Elle crée la dépendance : j’ai besoin de l’autre pour travailler.

- dans la littérature technique qui décrit les méthodes mises en oeuvre par les industriels. Le plus connu de ces textes est celui de l’Encyclopédie dans lequel on décrit la fabrication d’aiguilles à Aigles en Normandie. Il ne s’agit plus, là, de théorie de la société, mais d’organisation.

C’est Bernard de Mandeville qui a, le premier, utilisé l’expression "division du travail", dans des textes rédigé dans la première moitié du 18 ème siècle. L’histoire a retenu de Mandeville la formule sur "les vices privés qui font le bien public" qu’il a mise en sous titre de sa Fable des abeilles et dans laquelle on voit une source de la main invisible de l’économie classique. Elle résume bien la théorie de ce médecin hollandais installé à Londres, dont la pensée, loin d’avoir vieilli, surprend encore par sa fraîcheur. Cet homme avait le regard acéré. Il savait observer et ne répugnait à arracher les masques pour voir ce qui se cache derrière. Ses remarques sur la division du travail s’inscrivent dans une réflexion qui fait la place belle à la "gouvernabilité des hommes", lointain ancêtre de notre art du management. On trouve, chez lui, plusieurs des idées maîtresses qui reviendront plus tard :

- la division du travail permet de faire de grandes choses avec des intelligences médiocres : "en divisant et subdivisant les occupations d’un grand service en de nombreuses parties, on peut rendre le travail de chacun si clair et si certain qu’une fois qu’il en aura un peu pris l’habitude, il lui sera presque impossible de commettre des erreurs." (Fable 2, p.267)

- la spécialisation perfectionne les techniques.

L’expression eut du succès. On la retrouve fréquemment dans la littérature contemporaine. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert la reprend dans un texte qui analyse et décrit la production d’épingles. Texte capital qui reprend les descriptions d’un ingénieur, Jean Perronet, auteur d’une Description de la façon dont on fabrique les épingles à Laigle, en Normandie publiée à Paris en 1740. Cet article explique comment des industriels ont découpé la fabrication de cet objet banal en une série d’opérations élémentaires. Il est d’une précision extrême. On pourrait, à partir de sa seule description reconstituer l’atelier.

On trouve dans la littérature technique bien d’autres descriptions des métiers. L’Encyclopédie s’en distingue par sa démarche. Ses rédacteurs se comportent comme les naturalistes qui décrivent un papillon épinglé sur une feuille de carton blanc. Ils ont la même objectivité, le même regard géométrique, rationnel : ils décrivent, nomment, classent et articulent objets et opérations comme s’ils voulaient les ranger dans un herbier… Inutile de chercher dans les gravures de l’Encyclopédie des témoignages sur le décor des ateliers, les toilettes des ouvriers, les rites des corporations et de l’apprentissage, les secrets de fabrication, on n’y trouve qu’une représentation abstraite des opérations et des outils. Perronet décrit l’atelier comme il ferait d’une machine, avec son assemblage d’organes et dispositifs élémentaires, il le décompose, isolant chaque opération, chaque geste. L’ouvrier que l’on voit sur les planches est pris dans ce tourbillon de l’analyse, transformé en organe de la machine. L’auteur des planches qui accompagnent le texte procède de la même manière : là où il y a un ouvrier qui passe d’une tâche à l’autre, il en montre plusieurs enfermés pour l’éternité dans le geste dans lequel il les a saisis. On pense à Lavoisier, à Coulomb, à tous ces savants de la fin du 18 ème siècle qui assimilent l’homme à une machine et l’activité corporelle à des phénomènes que l’on peut mesurer. On est dans le monde de l’homme-machine, de La Mettrie qui affirmait que "le corps humain est une horloge", "un assemblage de ressorts". L’ouvrier n’est qu’un organe mécanique parmi d’autres.

Les économistes utilisent eux aussi cette expression, mais ils l’appliquent au partage des tâches dans la société. Turgot analyse simultanément les mécanismes de l’échange et ceux de la division du travail. Il met en avant le rôle de l’argent dans la "séparation des divers travaux entre les différents membres de la société" et en fait un instrument de la socialisation. Voici, par exemple, ce qu’il dit de la naissance des commerçants : l’entrepreneur a besoin d’avances pour financer ses travaux, s’il veut réduire leur montant, il doit vendre rapidement sa production. Or, le consommateur n’a pas besoin de tout acheter aussi vite : "il lui serait fort incommode d’être obligé d’acheter, au moment de la récolte, sa provision de toute une année." D’où l’apparition d’une nouvelle catégorie d’intermédiaire, les marchands "qui achètent la denrée de la main du producteur pour en faire des amas ou magasins, dans lesquels le consommateur vient se pourvoir." Ces marchands libèrent l’entrepreneur de l’incertitude : "assuré de la vente et de la rentrée de ses fonds,(il) s’occupe sans inquiétude et sans relâche à de nouvelles productions." En s’interposant, ils épargnent au producteur les caprices de la demande. Mais ils ne peuvent gagner de l’argent qu’en étant capable de compenser les variations de la demande : ils font circuler les marchandises, en les envoyant là où elles sont rares. Ce qui exige une connaissance des marchés, des besoins des consommateurs. "Le négociant, écrit Turgot, s’instruit" : il échange des informations en même temps qu’il négocie des produits.

Adam Smith et la théorie de la division du travail

A.Smith reprend ces thèmes, les développe et les enrichit. Il montre, avec un certain lyrisme comment, grâce à la division du travail, la société est présente dans les produits ordinaires, dans les ciseaux du berger, la grosse chemise de toile qu’il porte, ses chaussures… Il tire les conséquences économiques de la division du travail : elle réduit les prix des produits manufacturés et améliore le pouvoir d’achat des ouvriers. Comme Turgot, il associe division du travail et accumulation du capital : l’homme qui ne produit plus tout le nécessaire pour satisfaire ses besoins doit posséder un capital, des provisions qui lui permettent de vivre en attendant d’avoir achevé ce qu’il commercialise : "Un tisserand ne peut pas vaquer entièrement à sa besogne particulière s’il n’y a quelque part, soit en sa possession, soit en celle d’un tiers, une provision faite par avance, où il trouve de quoi subsister et de quoi se fournir des outils de son métier et de la matière de son ouvrage, jusqu’à ce que sa toile puisse être non seulement achevée, mais encore vendue."

La division du travail, dit-il, s’observe mieux dans les manufactures qui produisent des objets de peu valeur. Non que la division des tâches y soit forcément plus fine qu’ailleurs, mais le grand nombre d’ouvriers qu’elles emploient interdit de les réunir dans un même atelier. Dans les grandes manufactures, la division du travail organise l’espace et devient, de ce fait, visible : "on ne peut guère voir à la fois que les ouvriers employés à une seule branche de l’ouvrage". Dans d’autres passages, Adam Smith montre que la division du travail est plus fréquente dans les manufactures qui utilisent des matières de peu de valeur. Cet accent sur les productions d’objet bon marché revient trop souvent dans la Richesse des Nations pour être le fait du hasard : on pratique la division du travail dans les manufactures qui fabriquent des produits de grande consommation parce que l’on est assuré d’un débouché important et régulier. Plus un marché est vaste, plus l’analyse du travail est fine. Le marché des épingles et des clous est immense : la division du travail y est poussée à son extrême. Organisation de la production et marché, croissance des rendements et augmentation de la demande sont organiquement liés. La "division du travail est limitée par l’étendue du marché" écrit Adam Smith qui fait du marché le moteur de l’organisation du travail. Là où régnait autrefois la tradition, on trouve l’agent libre qui ne se soucie que de ses intérêts. De fait, la division du travail s’interompt lorsque l’on ne peut plus espérer une augmentation des ventes d’une nouvelle baisse des prix.

A l’inverse de Turgot, Smith entre dans l’intimité des ateliers. Il commence par l’analyse d’un exemple emprunté au métier de la forge et choisit, volontairement, la plus modeste de ses productions : le clou. Il compare trois cas :

- le forgeron "ordinaire qui, bien qu’habitué à manier le marteau n’a cependant jamais été habitué à faire des clous". En une journée, il produit de 200 à 300 clous ;

- celui qui "aura été accoutumé à en faire, mais qui n’en aura pas fait son unique métier". Il produit en une journée 800 clous, soit de 3 à 4 fois plus que son collègue ;

- les jeunes gens "n’ayant jamais exercé d’autre métier que celui de faire des clous" qui peuvent, "lorsqu’ils sont en train", en produire plus de 2300 par jour.

Tous ces forgerons utilisent les mêmes outils, les mêmes méthodes de travail : "la même personne fait aller les soufflets, attise ou dispose le feu quand il en est besoin, chauffe le fer et forge chaque partie du clou." Adam Smith mesure les effets de la spécialisation. Et, plus précisément, de la courbe d’apprentissage. Le forgeron ordinaire pourrait, s’il s’y mettait, atteindre rapidement les performances des jeunes gens qui n’ont d’autre métier : à faire toujours que les mêmes produits, on gagne le temps de l’apprentissage et de la mise au point. Cette analyse anticipe les courbes d’expérience du Boston Consulting Group. On peut d’ailleurs la représenter sur un graphique :

Vient ensuite la célèbre analyse de la manufacture d’épingles. Adam Smith a-t-il emprunté son exemple à l’Encyclopédie? C’est probable, même s’il dit avoir visité la fabrique qu’il décrit. Le travail y est divisé en 18 opérations, ce qui permet aux ouvriers de produire 48 000 épingles par jour, soit 4800 par ouvrier. Chiffre à comparer à la vingtaine que chacun pourrait fabriquer s’il devait réaliser toutes les opérations.

L’accroissement de cette puissance productive tient, comme dans la fabrication des clous, à la "dextérité d’une personne qui n’a pas eu dans sa vie d’autres occupations que celles-là." "La rapidité avec laquelle quelques unes de ces opérations s’exécutent dans les fabriques passe tout ce qu’on pourrait imaginer." Mais cette dextérité accrue n’explique pas tout cet accroissement. Dans la fabrique de clous, le jeune homme spécialisé produisait 10 fois plus que le forgeron ordinaire. Dans la fabrique d’épingles, l’ouvrier produit 240 fois plus!

Là où le forgeron avait plusieurs tâches, l’ouvrier n’en a plus que deux ou trois. Il économise tout le temps que l’on prend à passer d’une tâche à l’autre. Adam Smith analyse cette perte de temps dans un long paragraphe. "Ordinairement, un homme perd un peu de temps en passant d’une besogne à une autre. Quand il commence à se mettre à ce nouveau travail, il est rare qu’il soit d’abord bien en train." Il n’a pas le coeur à l’ouvrage, il flâne. La fabrication d’épingle se distingue de celle de clou sur un point : la simplicité des opérations.

Cette simplicité facilite la surveillance et permet de mieux lutter contre la paresse ouvrière. Elle invite aussi à utiliser des machines "propres à un ouvrage". Adam Smith reprend là une remarque de Mandeville sur le rôle de la division du travail dans la construction des machines, mettant au point un thème que l’on retrouve dans toute la littérature du 19e siècle, notamment chez Marx : "c’est à la division du travail qu’est originairement due l’invention de toutes ces machines propres à abréger et faciliter le travail." La division du travail crée les conditions de l’invention. Elle fixe l’attention de l’ouvrier sur un objet simple, la série de gestes qu’il doit exécuter. Son intérêt personnel le conduit à chercher "la méthode la plus courte et la plus facile de remplir son ouvrage." Suit, pour illustrer ce raisonnement, un exemple : "Dans les premières machines à feu, il y avait un petit garçon continuellement occupé à ouvrir et fermer alternativement la communication entre la chaudière et le cylindre, suivant que le piston montait ou descendait. L’un de ces petits garçons, qui avait envie de jouer avec ses camarades, observa qu’en mettant un cordon au manche de la soupape qui ouvrait cette communication, et en attachant ce cordon à une autre partie de la machine, cette soupape s’ouvrirait et se fermerait sans lui et qu’il aurait la liberté de jouer tout à son aise. Ainsi une des découverts qui a le plus contribué à perfectionner ces sortes de machines depuis leur invention est due à un enfant qui ne cherchait qu’à s’épargner de la peine." L’histoire est belle, mais à qui faut-il attribuer l’invention? à l’enfant qui eut l’idée du cordon ou à celui qui organisa la production de telle manière que la fonction ouvrir/fermer la communication entre le cylindre et la chaudière est apparue dans toute sa simplicité?

S’il avait analysé le rôle du manufacturier dans la division du travail, Adam Smith l’aurait sans doute crédité d’une partie de cette invention. Mais il ne l’a pas fait, pas plus qu’il n’a distingué division du travail dans la société et dans la manufacture. Il traite sur le même plan la stratégie du chef d’entreprise qui se spécialise dans un secteur d’activité et les méthodes de celui qui organise un atelier. La fabrication des clous illustre la première division : on ne change rien aux outils ni aux méthodes, mais on se spécialise, ce qui suffit à obtenir des gains significatifs. La manufacture d’épingles, la seconde : est elle aussi spécialisée, mais l’accent s’est déplacé et porté sur le processus de production.

Cette confusion explique les hésitations que l’on rencontre dans le texte. Dans certains passages, Adam Smith explique, que la division du travail rend les ouvriers plus compétents, c’est vrai du forgeron qui ne fait que des clous ; dans d’autres, il dit qu’elle les abrutit, c’est vrai du tâcheron qui ne réalise qu’une seule opération dans la fabrique d’épingles. La tâche du premier reste complexe, celle du second est simple.

Il y a, en fait, un grand absent dans la Richesse des Nations : l’entrepreneur. Lorsqu’il traite de la genèse de la division du travail, il met l’accent sur des décisions individuelles, sans distinguer entre cellui qui recherche la meilleure spécialité (on dirait aujourd’hui le créneau ou la niche) pour échapper à la concurrence, celui qui veut à toutes forces baisser ses coûts et l’ouvrier qui souhaite plus simplement se libérer d’un fardeau.

Le baron de Prony et l’application de la division du travail aux travaux intellectuels

Si Adam Smith n’a pas distingué pas la division sociale du travail de son organisation dans l’atelier, son texte est assez riche pour qu’on ait pu y trouver des modèles de management. On en a un témoignage passionnant que l’on doit à l’auteur des tables de logarithmes : le baron de Prony.

Mathématicien et ingénieur que les dictionnaires n'ont pas complètement oublié (ils citent en général son frein dynamométrique et son flotteur à niveau constant), le baron de Prony doit à Charles Babbage d'entrer dans ce panorama des "inventeurs" de la division du travail. C'est son collègue britannique qui cite en effet longuement dans son livre sur les manufactures l'utilisation originale qu’il fit de la division du travail. Cette complicité intellectuelle s'explique : l'un et l'autre s'intéressèrent aux tables de logarithmes et aux méthodes pour simplifier les calculs.

L'originalité du baron tient en mot : il sut appliquer la division du travail à des opérations intellectuelles, mais le mieux est peut-être de citer le récit que fit de l’expérience un ouvrage contemporain : "M. de Prony s’était engagé, avec les comités du gouvernement, à composer pour la division centésimale du cercle, des tables logarithmiques et trigonométriques, qui, non seulement ne laissassent rien à désirer quant à l’exactitude, mais qui formassent le monument de calcul le plus vaste et le plus imposant qui eût jamais été exécuté, ou même conçu.Les logarithmes des nombres de 1 à 200 000 formaient à ce travail un supplément nécessaire et obligé. Il fut aisé à M. de Prony, de s’assurer que, même en s’associant trois ou quatre habiles coopérateurs, la plus grande durée présumable de sa vie ne lui suffirait pas pour remplir ses engagements. Il était occupé de cette fâcheuse pensée lorsque, se trouvant devant la boutique d’un marchand de livres, il aperçut la belle édition anglaise de Smith, donnée à Londres en 1776 ; il ouvrit le livre au hasard, et tomba sur le premier chapitre, qui traite de la division du travail, et où la fabrication des épingles est citée pour exemple; A peine avait-il parcouru les premières pages, que par une espèce d’inspiration, il conçut l’expédient de mettre ses logarithmes en manufacture comme les épingles. Il faisait, en ce moment à l’école Polytechnique, des leçons sur une partie d’analyse liée à ce genre de travail, la méthode des différences, et ses applications à l’interpolation. Il alla passer quelques jours à la campagne, et revint à Paris avec le plan de fabrication qui a été suivi dans l’exécution. Il rassembla deux ateliers qui faisaient séparément les mêmes calculs, et se servaient de vérification réciproque."

Le baron construisit une organisation complexe à trois niveaux :

- la première section était chargée de trouver la meilleure méthode pour effectuer le calcul numérique. Elle comprenait cinq ou six mathématiciens de très grand talent. Lorsque leur travail fut achevé, la formule retenue fut confiée à la deuxième section ;

- les membres de la seconde section étaient des mathématiciens de qualité. Leur travail consistait à convertir les formules mises à leur disposition en opérations numériques simples. Ils avaient la possibilité de vérifier les résultats sans refaire tous les calculs ;

- la troisième section, enfin, la plus nombreuse (elle comptait entre 60 et 80 personnes) calculait les opérations préparées par la seconde section. Les 9/10 de ses membres ne connaissaient que les règles élémentaires des mathématiques : l’addition et la soustraction.

Il y ajouta une technique de contrôle qu’utilisent aujourd’hui les informaticiens lorsqu’il faut saisir de gros volumes de données : la double saisie. Partant de l’hypothèse qu’il est extrémément improbable que deux opérateurs commettent la même erreur de frappe, on se contente de comparer les travaux réalisés par l’un et l’autre : là où il y a différence, il y a erreur. Grâce à cette méthode, le baron de Prony réussit à fabriquer en quelques mois des tables qui auraient demandé des dizaines d’années à plusieurs mathématiciens de haut niveau.

Cette expérience, du tout début du 19e siècle est fascinante : on y voit se rencontrer deux traditions, celle des ingénieurs qui produisent des algorithmes et celle des industriels qui organisent le travail dans les manufactures. Le résultat donne un modèle qui ressemble, trait pour trait, au taylorisme, avec la séparation des tâches selon les compétences, la création d’un bureau d’étude (première section), de ce que l’on appelerait aujourd’hui un bureau des méthodes (deuxième section) et des ateliers d’exécution.

G.Christian ou la découverte des standards

Le texte d’Adam Smith inspira, en France, d’autres spécialistes. Le plus intéressant, en ce début de siècle, est Gérard Christian. Ce savant, qui fut directeur du Conservatoire Royal des Arts et Métiers, n’a laissé à peu près aucune trace. Les historiens ne le citent pas, les auteurs de dictionnaires biographiques lui préfèrent son petit-fils, auteur de mauvaises comédies, seuls les historiens des techniques se souviennent de sa tentative de créer une science de la technique, la technonomie. Ses contemporains n’étaient guère plus attentifs à ses travaux. Jean-Baptiste Say, qui fut un de ses collègues au Conservatoire, le cite une fois dans son cours. Pourtant, ses Vues sur le système général des opérations industrielles ou Plan de Technonomie, publiées en 1819 méritent beaucoup mieux. On y trouve une défense et illustration originale des machines, rédigées alors qu’il était plutôt de mode de les critiquer, ainsi que le projet ambitieux de fonder une science de la production industrielle. "Nous voulons essayer de découvrir les bases sur lesquelles sont fondés le système général de la production et les principes dont tous les modes de travail ne sont, en dernière analyse, que des applications variées." On y trouve encore une première définition de l’économie industrielle qu’il distingue de l’économie domestique et de l’économie politique : "employer le moins de bras possible pour un travail quelconque, en payer le plus petit salaire, et en vendre les produits le plus cher possible, est une règle d’économie industrielle. Nous ne pensons pas qu’on puisse jamais, en bonne logique et de bonne foi, en faire une règle d’économie politique." Mais, le plus intéressant est certainement sa théorie de la standardisation, l’une des premières jamais proposées.

Les analyses de Christian partent d’une intuition : il y a une relation entre la difficulté d’un travail et la nature du produit fabriqué. Il distingue :

- les tâches qui demandent "une attention soutenue de la part de l’ouvrier, depuis le commencement jusqu’à la fin de l’ouvrage" et exigent un long apprentissage ;

- celles qui "s’exécutent en totalité comme machinalement par habitude" que l’on apprend rapidement (et qui permettent donc de faire l’économie de l’apprentissage).

Coiffeurs, maçons, vitriers, modeleurs, faiseuses de modes exercent des métiers qui exigent une attention soutenue : "les mouvements de la main doivent varier à chaque instant ; et à chaque instant c’est à l’intelligence seule qu’il appartient de fixer la nouvelle direction que la main et l’outil ont à prendre." Les produits qu’ils fabriquent "présentent une grande variété de formes et de dimensions." S’exécutent, à l’inverse, machinalement les travaux qui ne présentent que peu de variations de formes.

Dans la mesure où la division du travail consiste à remplacer des opérations complexes par une série d’opérations simples, on ne peut la mener à terme sans une redéfinition des produits, et une démarche de standardisation. Christian illustre ce qu’il veut dire en prenant un exemple à la menuiserie : "Un menuisier qui après un apprentissage très long, fait dans son atelier des tables, des croisées, des portes, des meubles de tous genres, donne à ces objets des formes qui varient au gré de son caprice ou de celui de son consommateur, souvent même d’après les pièces de bois dont il peut disposer et veut tirer parti. Si nous supposons maintenant qu’il y ait de grandes fabriques séparées pour chacun de ces objets en particulier, il est certain qu’une douzaine de variétés pour le luxe, suffiront amplement à tous les besoins comme à tous les goûts : chacun pourra choisir dans ces limites de formes et de dimension ce qui lui conviendrait." Si l’on veut que la division du travail donne sa pleine mesure, il faut aller au delà de la seule décomposition des tâches ordinaires, il faut simplifier les gestes, en diminuer le nombre, et cela suppose que l’on diminue la diversité des productions. Comme chez les tayloriens du XXe siècle (Gantt, notamment) standardisation et décomposition des tâches sont étroitement liées.

Ce texte très riche quoique totalement méconnu comporte encore des analyses qui évoquent celles de Gilbreth, un siècle plus tard. Christian s’interroge sur les limites de la division du travail. Comme son lointain successeur, il pense qu’elle "doit s’arrêter au moment de partager une opération qui peut s’exécuter entièrement ou par un même mouvement, ou par le même outil ou instrument."

Charles Babbage et le calcul

Avec Gérard Christian, l’analyse de la division du travail conduit à la standardisation et à l’ergonomie, avec Charles Babbage, elle rencontre le calcul économique. L’inventeur de la première machine à calculer, qui fut aussi l’un des premiers théoriciens du management, lui consacre de longs développements. S’appuyant sur l’exemple de Prony, il la généralise (elle s’applique, dit-il, aussi bien aux travaux intellectuels qu’aux travaux manuels) et l’enrichit de méthodes de la mesure et du calcul économique : une analyse fine des tâches permet, dit-il, de mesurer et valoriser le travail que chacun fait.

En introduisant ainsi le calcul dans l’atelier, il met en évidence un avantage que n'avaient pas vu ses prédécesseurs : la division du travail permet d’optimiser les salaires versés. Les tâches sont différentes, les salaires versés aux travailleurs, enfants, femmes et adultes, aussi. Chaque tâche peut être payée au plus près de ce qu'elle vaut vraiment, principe qu'il formule ainsi : "La division du travail présente cet avantage, imparfaitement apprécié jusqu'à ce jour, qu'elle permet de n'appliquer à chaque procédé et que par conséquent elle permet de n'acheter que le degré exact de capacité et d'instruction que réclame l'exécution de ce même procédé."

Adam Smith et Gérard Christian s’intéressaient à l’analyse des mouvements, à l’organisation des tâches sur le poste de travail, C.Babbage nous plonge dans l’univers du gestionnaire, de celui qui fait les comptes et prend les décisions. Pour peu que l'industriel tienne une comptabilité précise de ce que lui coûte chaque opération, il voit ce qu'il faut améliorer en priorité dans son organisation : tous les perfectionnements ne sont, en effet, pas équivalents. Un gain de 50% de temps sur un poste occupé par une femme ou un enfant qu'on ne paie pas beaucoup présente moins d'intérêt qu'un gain de 25% sur un poste d'ouvrier que l'on paie cher. La priorité doit, dit-il, être donnée à la mécanisation des tâches qui coûtent le plus cher. La division intéresse moins Babbage que le mécanisme de prise de décision. En ce sens, ses préoccupations le rapprochent des industriels qui s’intéressent plus aux machines qu’à la division du travail.

Les machines contre la division du travail

La plupart des économistes du siècle dernier ont, d’une manière ou d’une autre, mis la division du travail au centre de leur système. En conclure qu’elle a joué un rôle aussi important dans les pratiques réelles des managers du 19e siècle serait imprudent. Un indice invite à la circonspection : la pauvreté des exemples pris par les théoriciens pris pour illustrer leurs thèses. Il n’y en a pas plus de trois ou quatre : la fabrication des bateaux et des montres que l’on cite au début du 18e siècle, les fabrication de couteaux, d’aiguilles, de cartes à jouer ou d’enveloppes qui reviennent constamment dans la littérature du 19e siècle. On peut d’ailleurs citer les sources : la fabrique d’épingles est celle de l’Aigle, que Jean Perronet a décrit pour l’Encyclopédie ; la fabrique de couteaux, que cite Auguste Comte et, après lui, Emile Durkheim, est celle que la Société d'Encouragement de l'Industrie Nationale a décrit dans son bulletin…

En fait, les industriels semblent avoir très vite négligé la division du travail. Il y a des réalisations, mais elles sont rares et peu mises en valeur. Le bulletin de la Société d’Encouragement de l’Industrie nationale n’en cite qu’une seule, due à un certain Pradier. Installé à Paris, au 22 de la rue Bourg Labbé, cet entrepreneur fabrique des rasoirs et des couteaux. A la suite d'une grève de ses ouvriers, il décide de se séparer des plus habiles et de réorganiser son atelier. Le travail qui était divisé en 7 parties, l'est en 10, ce qui lui permet de remplacer des ouvriers habiles par des hommes de peine. Les prix baissent immédiatement, passant, selon les modèles, de 12 à 9F ou de 15 à 12F. Rares, sans doute, sont ceux qui auraient repris complètement à leur compte cette phrase d’Adam Smith : "les plus grandes améliorations de la puissance productive du travail… sont dues à ce qu’il semble, à la division du travail.."

On trouve confirmation de ce changement de préoccuaption dans l’un des grands traités de management du siècle : la Philosophie de la manufacture d’Andrew Ure. "Le principe du système automatique est de substituer l’art mécanique à la main d’oeuvre, et de remplacer la division du travail entre les artisans par l’analyse d’un procédé dans ses principes constitutifs", écrit ce bon observateur de l’industrie britannique qui parle de "l’ancienne routine, qui divise le travail et qui assigne à un ouvrier la tâche de façonner une tête d’épingle, et à un autre celle d’en aiguiser la pointe." Difficile de dire plus clairement que les analyses d’Adam Smith passaient pour démodées sous Charles X en Angleterre.

L’économiste britannique décrivait un monde de manufacture que l’introduction des machines a profondément perturbé. La machine recompose les tâches, réunit ce qui est divisé, transforme l’ouvrier en surveillant et modifie l’allure des courbes d’apprentissage. Comme l’indique Gérard Christian, lorsque l’on utilise une machine, la "grande subdivision disparaît et l’on réunit avec avantage dans les mêmes mains la conduite de plusieurs opérations." Plus besoin de longues semaines pour devenir efficace. Plus besoin, non plus, de spécialisation excessive : l’ouvrier est polyvalent. On peut le changer rapidement de poste sans dégradation des performances.

Les économistes les plus avertis des réalités industrielles ont très tôt saisi cette évolution. Jean-Baptiste Say traite longuement de la division du travail, mais lorsqu’il veut expliquer la formidable croissance de l’industrie en Grande-Bretagne, il se souvient qu’il fut industriel et l’attribue d’abord à l’invention de la mull-jenny : "Ce sont deux petits rouleaux, d’un pouce de diamètre, qu’on s’est avisé de poser l’un sur l’autre, dans une petite ville d’Angleterre, qui ont opéré dans le commerce du monde, cette révolution à peu près aussi importante que celle qui résulta de l’ouverture des mers d’Asie au cap de Bonne Espérance."

Comme Andrew Ure, J.B.Say fait passer l’invention technique avant l’organisation. Comme Gérard Christian, il s’intéresse aux compétences ouvrières. A ceux qui reprochent à la division du travail d’abrutir les ouvriers, il répond que "le travail des machines rend superflu l’emploi de beaucoup d’ouvriers, mais ne simplifie pas le travail de ceux qu’elles occupent."

La littérature technique et les représentations qu’elle donne de la production se font, elles aussi, l’écho de cette évolution. Pour l’Encyclopédie, l’ouvrier n’est qu’un élément du système technique de la manufacture. On peut facilement remplacer un bras humain par un bras mécanique et confondre, à la lecture des descriptions des ateliers, l’un et l’autre, d’où, sans doute, les développements d’Adam Smith sur l’invention technique. Une analyse du travail bien menée met à plat les éléments et articulations d’un process, elle amène à réfléchir à sa construction, à le décomposer en éléments simples, répétitifs, elle transforme l’action complexe en une série limitée de gestes que l’on peut reproduire avec des mécanismes simples. Elle est, en fait, le premier pas d’un cahier des charges techniques. Dans les ouvrages plus tardifs, la perspective change, les auteurs privilégient les machines et négligent les hommes qui disparaissent des planches gravées : les seuls organes qu’on y trouve représentés sont mécaniques. La machine a conquis son autonomie : on ne la confond plus avec l’homme qui la conduit.