L’échec du libéralisme

Jean-Baptiste Say : industriel et homme d’influence

Les chefs d’entreprises vont rarement chercher conseils dans les livres d’économie. Lorsqu’ils les lisent, ce qui n’est pas fréquent, ils n’y trouvent pas de conseils pour mener leurs affaires. Les économistes sont gens de cabinet et n’ont que peu de choses à dire aux entrepreneurs, capitalistes et administrateurs qui vivent entre marchés et machines. Il peut donc paraître surprenant et un peu vain de chercher chez Jean-Baptiste Say et ses élèves, les traces d’une théorie du management. Vain, ce le serait si Jean-Baptiste Say n’avait été un économiste aussi influent.

Les historiens ont retenu sa loi des débouchés, qui retrouva un air de fraîcheur du temps de reaganisme et des théories de l’offre, mais il y a dans son oeuvre bien plus que cela. Il fut le principal théoricien du libéralisme français et ses disciples occupèrent tout au long du 19ème siècle des postes décisifs dans l’université et l’édition. Son gendre, Adolphe Blanqui, créa la première école de commerce : l’Ecole Spéciale de Commerce de Paris. Un de ses élèves, Joseph Garnier fut rédacteur en chef du Journal des Economistes, un autre, Guillaumin, devint le premier éditeur d’ouvrages économiques du siècle. D’autres occupèrent jusqu’à la fin du siècle, les chaires d’économie existantes. Lui-même enseigna longtemps au Conservatoire National des Arts et Métiers et au Collège de France.

Il était difficile, au siècle dernier, de suivre un enseignement d’économie, de lire article spécialisé qui ne porte, de près ou de loin, trace de son influence. Or, Jean-Baptiste Say ne fut pas seulement un universitaire, un professeur, ce fut aussi un entrepreneur et un chef d’entreprise. Il commença sa carrière dans une compagnie d’assurances, vécut en Grande-Bretagne où il put observer la révolution industrielle à l’oeuvre. Expérience dont il tira profit pour écrire son Traité d’Economie politique et créer, un peu plus tard, une filature de coton dans le Pas de Calais qui fut, dit-on, une belle réussite puisqu’elle employa jusqu’à 400 ouvriers.

Pour qui les lit avec attention, ses textes témoignent de cette expérience. Son Traité n’est certainement pas un ouvrage de management, mais on y trouve de nombreuses indications sur la gestion des affaires. Les cours d’économie politique qu’il donna au Conservatoire des Arts et Métiers étaient plus proches encore des préoccupations des industriels. Tout comme la Richesse des nations d’Adam Smith, ils étaient accessibles au public cultivé, ce que ne sont pas les cours des économistes contemporains. Say ne pratiquait pas les mathématiques, ce qui facilitait sans doute sa lecture, mais il n’en était pas moins théoricien et procèdait par déduction, ce qu’on lui reprocha : "quand des principes de la science, il déduit des maximes pratiques pour les diverses branches de l’industrie, écrit le rédacteur du journal Le Globe à la publication de son Cours, tantôt la généralité de ses conseils les rend presque superflus, tantôt il tombe dans des détails qui appartiennent à la théorie d’une profession toute entière."

Tant par son action directe au Conservatoire, que par celle, plus diffuse de ses ouvrages, de l’enseignement de ses élèves et des articles des journaux amis, ses idées servirent de vulgate économique à plusieurs générations de chefs d’entreprise, fonctionnaires ou acteurs économiques. On y trouve, parmi bien d’autres choses, l’origine de la méfiance, à l’égard de grande entreprise si caractéristique d’une certaine forme de management à la française.

L’invention de l’entrepreneur

Entrepreneur lui-même, Jean-Baptiste Say a fait la théorie de cet acteur de la vie économique qui appartient à la "classe mitoyenne", celle dans laquelle naissent les idées. S’il participe au capital, il n’en est pas forcément le seul propriétaire. Homme de "talent et de capacité", il rassemble les moyens d’opérer et les coordonne, il commande aux ouvriers et produit les richesses.

L’entrepreneur possède presque toujours en propre une partie du capital, mais ce n’est pas seulement un capitaliste. C’est un producteur. On trouve chez Jean-Baptiste Say des phrases qui pourraient être tout droit tirées de la fameuse parabole de Saint-Simon : "Une nation où il se trouverait une foule de musiciens, de prêtres, d’employés, pourrait être une nation fort divertie, bien endoctrinée et admirablement bien administrée ; mais voilà tout."

Jean-Baptiste Say n’a pas inventé la fonction entrepreneuriale, on la trouve chez Cantillon au 18ème siècle, mais il a lui a donné un contenu. L’entrepreneur a un talent particulier, il produit un "profit industriel" indépendant de la rémunération du capital : "Dans la même ville, lorsque deux manufactures s’occupent de la même espèce de produits et disposent d’un capital semblable, si l’une d’elles, conduite avec beaucoup plus d’ordre, d’intelligence, d’activité que l’autre, rapporte 20% de son capital, et la seconde à peine 5%, n’est-il pas évident que la supériorité d’un de ces profits sur l’autre est due à la supériorité des talents industriels de l’entrepreneur, et non à son capital." On devine poindre, sous cet entrepreneur le manager qui dirige l’entreprise. Il possède le "talent d’administrer", "d’apprécier convenablement l’importance de tel produit, le besoin qu’on en aura, les moyens de production", "il faut acheter ou faire acheter des matières premières, réunir des ouvriers, chercher des consommateurs, avoir un esprit d’ordre et d’économie".

Cet entrepreneur peut, à l’occasion posséder des compétences techniques, mais ce n’est pas seulement un chef d’atelier ou un technicien, c’est aussi un homme de marché, on dirait aujourd’hui de marketing. L’Angleterre doit ses succès au talent remarquable de ses entrepreneurs pour les applications utiles : ils connaissent les besoins des consommateurs. "L’orgueil national qu’on reproche aux Anglais ne les empêche pas d’être la plus souple des nations lorsqu’il s’agit de se ployer aux besoins des consommateurs ; ils fournissent des chapeaux pour le Nord et le Midi, parce qu’ils savent les faire légers pour le Midi, et chauds pour le Nord."

Déjà la société de consommation

Libéral, Say met au poste de commande le consommateur et ceux qui le servent. De nombreux passages de son Traité sont de véritables défense et illustration des commerçants, des négociants et spéculateurs qu’une longue tradition condamne systématiquement. Son entrepreneur n’est pas seulement l’inventeur d’une nouvelle technique, le directeur d’usine, c’est aussi, c’est peut-être même surtout celui qui devine un besoin non satisfait et sait construire une organisation pour y répondre.

Jean-Baptiste Say écrivait au tout début du 19ème siècle, mais son texte est parcouru d’une vision d’une société de consommation où le progrès technique et une meilleure application de l’intelligence à la production entraînent des baisses de prix qui enrichissent la population. Malgré les apparences, dit-il en substance, l’industrie n’appauvrit pas la population, elle l’enrichit : grâce à l’invention des métiers à bas, tout homme peut "acheter une paire de bas en donnant moitié moins de ses services productifs." C’est nouveau. Pour les physiocrates, pour Dupont de Nemours et Forbonnais qui appartenaient à la génération précédente, pour Sismondi, son contemporain, la baisse des prix des produits "fait baisser le salaires des gens du peuple, diminue leur aisance, leur procure moins de travail et d’occupations lucratives." (Dupont de Nemours) Pour Say, à l’inverse, les baisses des prix sont une bonne chose pour tous, pour le capitaliste et l’entrepreneur qui vendent plus et gagnent donc plus d’argent, pour l’ouvrier qui achète moins cher les produits qu’il consomme. Il analyse en profondeur les moyens de les obtenir. Il en cite trois : la division du travail, le progrès technique et la standardisation qu’il appelle dans son Cours d’Economie politique "étalonnage".

Ce qu’il dit de la division du travail est directement emprunté à Adam Smith. Il l’enrichit de nouveaux exemples, et remplace la fabrique d’aiguilles de l’auteur de la Richesse des nations par une fabrique de cartes à jouer, mais on a le sentiment, à le lire, d’un exercice scolaire. Comme s’il n’avait pas rencontré dans son expérience industrielle confirmation de ces analyses.

Ce n’est pas qu’il critique les concepts d’Adam Smith, mais il les infléchit, les éclaire d’une lumière moins vive et introduit des nuances qui ont leur importance pour qui s’intéresse au discours sur le management qui court entre ses lignes.

Say met au centre de sa réflexion de l’organisation du travail une remarque que Smith a rejeté dans l’introduction du deuxième tome de la Richesse des Nations : "l’accumulation d’un capital est un préalable nécessaire à la la division du travail.." Il faut, dit-il, des ressources pour acheter les matières que l’on va transformer et des clients pour écouler les produits fabriqués. Il faut des capitaux et des débouchés. Là où le britannique insiste sur l’organisation du travail, le français met l’accent sur le financement des stocks. Il sait qu’il est difficile 1/de trouver de l’argent pour réaliser des investissements industriels et, 2/ de vendre ses produits hors des marchés régionaux (ce n’est qu’en 1860 que le marché du blé deviendra en France national). Il rappelle que les industriels manquent ce capitaux et de débouchés.

Mais cette première nuance, se double d’une seconde, plus théorique. Pour Smith, l’augmentation prodigieuse des richesses vient d’une meilleure organisation de la production. Certaines de ses phrases évoquent Taylor luttant contre la fainéantise des ouvriers. Sa théorie de l’entrepreneur interdit à Jean-Baptiste Say de suivre complétement l’économiste britannique. Il ne peut limiter son rôle à la rationalisation de la production, à la lutte contre la paresse ouvrière. L’entrepreneur n’est pas seulement un chef d’atelier, c’est aussi un inventeur, un financier, un négociant dont l’intelligence met les agents naturels, les machines, les situations… au service de la production."Un négociant, écrit-il, qui avec le même capital, trouve le moyen de multiplier ses affaires, ressemble à l’ingénieur qui simplifie une machine ou la rend plus productive.

La découverte d’une mine, d’un animal, d’une plante qui nous fournissent une utilité nouvelle, ou bien remplacent avec avantage des productions plus chères ou moins parfaites, sont des conquêtes du même genre." L’inventeur, le découvreur, le rationalisateur, ont, à ses yeux, la même qualité : ils savent mettre leur intelligence au service de la production. Ils sont "l’agent principal de la production." On retrouve cette idée chez Emile Belot qui, un siècle plus tard, critique Taylor.

Ce thème court dans les pages qu’il consacre aux machines. On raconte qu’il étudia, avec son fils Horace, les machines entreposées dans le musée du Conservatoire des Arts et Métiers avant de fonder son entreprise. On devine, dans les textes qu’il leur consacre, une connaissance détaillée de leurs mécanismes. Il donne une description lumineuse de la machine à filer d’Awkright. Il explore les effets, considérables, de leur introduction sur la production et sur le commerce. Il s’émerveille : "deux petits rouleaux, d’un pouce de diamètre, qu’on s’est avisé de poser l’un sur l’autre, dans une petite ville d’Angleterre, ont opéré dans le commerce du monde une révolution à peu près aussi importante que celle qui résulta de l’ouverture des mers par le cap de Bonne Espérance." Il s’insurge contre ceux qui les accuse de détruire les emplois. S’il est vrai qu’elles améliorent la productivité des ouvriers, elles créent aussi des emplois. Avant l’invention de la machine à filer, il n’y avait que 7900 fileurs en Grande-Bretagne, il y en a, dorénavant, 350 000 avec des salaires six fois plus élevés!

Il consacre tout un chapitre de son Cours à l’étalonnage. "La plupart des produits dont nous faisons usage pourraient être étalonnés." Il y cite Gérard Christian, un de ses collègues du Conservatoire qui propose d’industrialiser la construction, ce qui fut fait plus tard dans le siècle. Mais, ajoute-t-il, "pour qu’une nation puisse jouir des avantages de l’étalonnage dans beaucoup de produits, il faut qu’elle contracte en général le goût des formes et des ornements simples." Sinon, on risque de perdre tous les bénéfices de la production industrielle : "tout ce qui est recherché et contourné ne saurait convenir à beaucoup de goûts différents." A l’industriel de trouver ce qui peut plaire au plus grand nombre! Ce qui, naturellement, le condamne à négliger ses goûts particuliers.

L’apprentissage de l’éphémère

L’entreprise de Say est en permanence confrontée à des problèmes de trésorerie. D’où le conseil qui revient constamment sous sa plume : faire rendre au capital tout ce qu’il peut. Il anticipe sur les techniques de management que Ford, puis l’industrie allemande entre les deux guerres, mirent avec succès à l’oeuvre. Lorsque l’argent est rare et cher, la gestion des flux de matières et de produits est le problème central : "plus tôt un produit est terminé et vendu, plus tôt aussi cette portion de capital peut être appliquée à un nouvel usage productif. Ce capital occupé moins longtemps, coûte moins d’intérêts, il y a économie sur les frais de production ; dès lors il est avantageux que les transactions, qui ont lieu dans le cours de la production, se fassent activement." Ces phrases sonnent juste. On y entend la voix de l’entrepreneur confronté aux difficultés de trésorerie et de financement qui se demande comment augmenter sa production. On y retrouve celle du théoricien qui fut sans doute l’un des premiers à introduire le temps dans la réflexion économique : "L’économie du temps a beaucoup d’analogie avec celle des capitaux" écrit-il dans son cours, et, un plus loin : "Le temps, ingrédient si précieux en manufacture!"

Il le fait dans les passages où on le voit réfléchir sur sa pratique d’industriel. Trop d’entrepreneurs, dit-il, veulent construire pour l’éternité. Comme si les entreprises, leurs produits et technologies étaient éternels! "Les établissements manufacturiers ne sont pas destinés à durer très longtemps. Les circonstances qui ont décidé de leur formation changent au bout d’une certaine période ; les goûts des consommateurs varient ; d’autres produits analogues remplacent ceux que l’on fabriquait avec avantage…" Le monde de l’industriel est celui de l’éphémère. Ce qu’il démontre d’un calcul. Prenons deux entreprises. La première construit un bâtiment fait pour durer éternellement. Il lui en coûte 100 000F. La seconde construit un bâtiment pour 30 ans pour 60 000F et place la différence, à 5%. Ses 40 000F sont devenus au bout de 30 ans 160 000F. Une fois reconstruit le bâtiment, il lui reste 100 000F. "Lorsque, conclut-il, je vois un beau portail à un manufacture, je tremble sur les entrepreneurs. S’il y a des colonnes, ils sont perdus." On trouve dans ces quelques lignes l’écho des réflexions de Cointereaux, l’architecte de la manufacture royale de velours de coton de Rouen, qui recommandait de construire en pisé, technique qui "évite de se jeter dans une dépense ruineuse qui absorberait le bénéfice qu’on se propose dans une entreprise."

Ford se serait sans doute reconnu dans plusieurs des textes de Jean-Baptiste Say, s’il les avait lus. Inventeur de la loi des débouchés qui veut que l’offre crée sa propre demande, Jean-Baptiste Say a fait la théorie de la production de masse trois quarts de siècle avant son émergence. Mais il aurait fallu pour que sa théorie fut complète qu’il imagine la grande entreprise. Il a laissé ce soin à d’autres.

La naissance d’un discours sur le management

Si l’on peut trouver dans les textes de Jean-Baptiste Say des indications nombreuses sur la gestion des entreprises, c’est dans les ouvrages de deux de ses disciples, Charles Dunoyer et Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, que l’on trouve les premiers développements spécifiquement consacrés à la direction des entreprises.

De l’un comme de l’autre, J.Schumpeter dit, dans son Histoire de l’analyse économique, qu’ils furent des hommes admirables "qui défendirent toujours san compromis ce qu’ils pensaient être le droit chemin à suivre pour leur nation". Dunoyer fut surtout connu pour De la liberté du travail, ouvrage qui, souligne l’économiste autrichien, "n’ajoute ni à notre connaissance ni à notre maîtrise des faits" mais qui eut beaucoup de succès et le mérite de familiariser les chefs d’entreprise avec la pensée libérale.

Courcelle-Seneuil est différent et, pour notre propos, plus intéressant. Journaliste, industriel, il dirigea une entreprise métallurgique en Périgord, enseigna l’économie politique à Santiago du Chili et écrivit un Traité des entreprises industrielles, commerciales et agricoles, qui est, après l’ouvrage de Bergery dont nous parlons ailleurs, le premier manuel de management français. "Le rapprochement des vérités économiques et des faits constatés par l’expérience des entrepreneurs, écrit son auteur en préface, suffisait à fournir la matière d’un livre utile (…) qui indiquât à ceux qui entrent ou veulent entrer dans les affaires comme chefs d’entreprise les principaux courants et les principaux écueils de l’océan sur lequel ils s’engagent (…) Tel est le livre que j’ai voulu faire."

On y retrouve beaucoup d’idées tout droit venues de Jean-Baptiste Say, mais aussi un regard acéré sur les entreprises contemporaines et un portrait plein de finesse de l’entrepreneur. L’agent économique de la littérature savante, devient sous sa plume, un personnage de chair et d’os. Calculateur, il est en permanence occupé de ses affaires : "il faut que l’entreprise qu’il dirige soit l’objet, sinon exclusif, du moins très principal de ses préoccupations, qu’il y songe constamment, de manière à trouver un emploi chaque jour plus productif du travail et du capital, et à surmonter promptement les obstacles qui, dans la moindre entreprise, se présentent à chaque pas." Homme aux goûts simples, il se méfie de tout ce qui est inutile : les bâtiments construits pour durer éternellement ne servent à rien. Lorsqu’il installe son bureau, ce n’est pas l’endroit le plus confortable ou le plus luxueux, qu’il recherche, mais celui qui lui permet de "d’un coup d’oeil, et au prix de quelques pas, voir ce qui se passe dans ses ateliers, dans ses magasins." On pense au panoptique de Bentham. L’entrepreneur "a besoin d’être à son affaire et d’y être tout entier."

La manière dont il travaille, l’habitude qu’il a prise d’être le premier à l’atelier, de chasser le temps perdu et les dépenses inutiles, tous ces comportements qui font sourire les moqueurs et les littérateurs, suscite l’admiration de l’économiste qui s’indigne de voir les entrepreneurs traités avec condescendance et leur reproche de n’apprécier "ni assez exactement ni assez haut le caractère et le mérite de la profession qu’ils exercent."

Comme Jean-Baptiste Say, CourcelleSeneuil prend la défense des marchands et négociants. Cet intérêt pour la fonction commerciale l’amène à se faire conseil en stratégie.

Avant de se lancer dans une quelconque activité, il faut évaluer la demande qu’il appelle le "goût du produit offert", les revenus des acheteurs et leur volonté d’acquérir. On ne peut, dit-il, vendre des livres que là où l’on sait lire, où on a de l’argent pour acheter des livres et où, enfin, on a envie de lire.

Mieux vaut, ajoute-t-il, choisir les marchés sur lesquels existe une demande potentielle forte : l’arrivée d’un nouvel acteur amène souvent des baisses de prix, soit que les concurrents luttent pour conserver leur part de marché, soit qu’ils soldent leur production avant de fermer boutique. "Il faut que celui qui fonde une nouvelle entreprise examine bien : 1/ si la baisse de prix (…) aura pour conséquence une augmentation des débouchés suffisante (…), si, dans les cas où la baisse des prix devrait avoir pour effet la chute de quelques (concurrents), la nouvelle entreprise pourrait cependant donner des bénéfices et ne pas succomber elle-même."

Cette réflexion sur les débouchés, l’amène à s’interroger sur l’offre, qu’il appelle "assortiment". Un industriel doit-il se spécialiser dans un seul produit, et le fabriquer en grande quantité à des prix très faibles, ou doit-il répondre au désir de variété des consommateurs et diversifier son offre? S’il ne se soucie que de son outil de production, il a intérêt à la spécialisation, mais s’il se soucie des débouchés, il peut en aller autrement. Tout dépend du marché sur lequel on se bat. On ne peut pas se comporter de la même manière dans une grande ville et dans une bourgade. On voit aux Halles des commerçants qui ne vendent qu’un seul produit, on ne peut survivre à la campagne qu’en proposant aux clients tout un assortiment. "La spécialité, conclut-il, n’a d’autre limite que les débouchés possibles."

L’art du calcul

L’entrepreneur doit donc avoir les yeux fixés tout à la fois sur son atelier et sur sa clientèle. Il devrait aussi être un calculateur! Mais il ne l’est pas toujours. Loin de là. Le texte de Courcelle Seneuil est rempli de notations sur ces entrepreneurs qui oublient de calculer.

Auteur d’un manuel de comptabilité, il s’intéresse au calcul des coûts. Il distingue les "frais spéciaux" faciles à calculer puisqu’exactement proportionnels au nombre d’articles produits et les "frais généraux" qui comprennent :

- l’intérêt du capital engagé,

- les salaires qu’il faut payer, y compris celui de l’entrepreneur qu’il veut voir apparaître dans la comptabilité,

- les impôts, primes d’assurances, frais d’entretien et de réparation,

- les menues dépenses (frais de porte des lettres…),

- le contentieux, les pertes par faillite d’acheteurs.

Le plus intéressant est ce qu’il dit du calcul de l’intérêt du capital engagé. Pas question de le confondre avec l’intérêt versé au "capital prêté pour peu de temps à un homme solvable". "Il faut évaluer l’intérêt de chaque portion du capital engagé (machine, bâtiment…) au taux convenable pour assurer sa conservation et sa reproduction sous forme d’espèces, et additionner ensemble les sommes qui représentent l’intérêt de chacune des portions du capital engagé dans l’entreprise." Ce qui l’amène à introduire, dans un paragraphe consacré aux machines à vapeur, la notion de prix de remplacement du matériel. Un conseil que l’on trouve aussi chez son contemporain C.Bergery.

L’objectif est, naturellement, de diminuer le poids des frais généraux dans le prix de revient du produit final. Ce qu’il propose de faire, comme Jean-Baptiste Say, en augmentant l’utilisation des capacités de production. "Celui qui dans une entreprise imprime un mouvement plus rapide aux capitaux de manière à obtenir d’eux un plus grand service dans le même temps, réalise une grande amélioration puisqu’il diminue d’autant, par ce seul fait, ses frais généraux." Pour renforcer son argument et montrer que cette préoccupation, bien loin d’être théorique, était partagée par les industriels les plus dynamiques, il reprend un exemple C.Babbage. Les premiers producteurs de tulle équipés de machines modernes ne réussissaient pas à produire beaucoup moins cher que leurs concurrents restés fidèles aux techniques traditionnelles. Sans doute fabriquaient-ils beaucoup plus de tulle, mais à des coûts peu compétitifs. Responsable : le prix des machines qu’ils avaient installées dans leurs ateliers où ils les faisaient fonctionner 8 heures par jour. Tout s’arrangea lorsqu’ils entreprirent de les utiliser 24 heures par jour.

Courcelle-Seneuil propose donc d’augmenter la durée d’utilisation des équipements industriels. Cette problématique nous est familière, mais il faut rappeler qu’il écrivait bien avant l’invention de la lampe électrique, à une époque où les durées du travail des hommes et des machines dépendaient de l’ensoleillement. C’est dans les dernières décennies du siècle, seulement, que le travail de nuit s’imposa dans les fonderies et usines métallurgiques qui fonctionnaient à feu continu.

Des salaires au dessus de la moyenne

Ce que Courcelle-Seneuil dit du salaire est particulièrement intéressant. Il y consacre plusieurs pages qui mêlent réflexion économique et conseils pratiques.

Dans une veine libérale, plus commune en Grande-Bretagne qu’en France, il souligne que le contrat de travail peut à tout moment être rompu par l’une ou l’autre partie. "Aucun lien indissoluble n’attache l’entrepreneur ou l’employé aux fonctions qu’ils remplissent." La relation est exclusivement économique : l’entrepreneur "oublie quelque fois que dans un contrat de travail il n’y a ni bienfaiteur ni obligé, mais seulement deux hommes qui prennent l’un envers l’autre des engagements." Il prend là directement le contre-pied de la tradition philanthropique mais aussi des comportements courants des entrepreneurs.

Il emprunte à J.S.Mill son analyse de la rémunération fondée sur la coutume et la concurrence et le complète d’une réflexion sur les variations des salaires. La concurrence a détruit la fixité dans les salaires qui existait lorsque ceux-ci étaient définis par la coutume. Les ouvriers ne comprennent pas, considèrent comme injuste toute baisse et accusent leurs patrons d’être responsables de leurs difficultés. "L’intérêt de chaque entrepreneur est donc que le taux général des salaires reste fixe autant que la concurrence le permet, de manière à entretenir de bons rapports dans l’atelier ; car tout le temps perdu par l’entrepreneur à surveiller ses ouvriers, et par ceux-ci à frustrer l’entrepreneur du travail qu’ils lui doivent, est perdu pour la production."Ce n’est pas par charité ou par souci social que les salaires doivent être fixes, mais pour que la production ne soit pas pénalisée. Or, elle l’est lorsque les salaires diminuent :

- furieux de voir leur salaire réduit, les ouvriers diminuent leur production, trichent…

- plus ses ouvriers trichent, plus l’entrepreneur doit consacrer de temps à une surveillance qu’il ne peut déléguer. Les baisses de salaire lui font perdre un temps précieux qu’il pourrait plus utilement utiliser dans la production.

Autant dire qu’il n’a pas intérêt à réduire les salaires mais, au contraire, à les maintenir à un niveau relativement élevé. "Une hausse des salaires se traduit presque toujours, à la longue, par une augmentation de la somme (de produits fabriqués) et une diminution du prix du travail." Le salaire n’est plus, comme chez les théoriciens, réduit à ce qui est nécessaire pour assurer la subsistance de l’ouvrier, il devient un outil de gestion d’une population capable de réagir.

Ces réflexions l’amènent à comparer les différents types de salaires : le salaire au temps, le salaire aux pièces, l’intéressement. Il les juge en fonction du coulage et gaspillage que chacun entraîne.

Une théorie du management avortée

Les libéraux ne se sont pas contenté de publier des textes scientifiques, ils ont aussi produit des ouvrages pratiques et des manuels. Ils s’intéressaient à la comptabilité dont Courcelle-Seneuil était un spécialiste. Ils réalisèrent un Dictionnaire du Commerce et des Marchandises conçu comme le vade mecum de l’homme d’affaires. On y trouve des notices de géographie économique, des descriptions détaillées des principaux produits commercialisés, des statistiques commerciales (nombre d’oeufs vendus à Paris…), des articles juridiques et les éléments d’un ouvrage de gestion administrative (comment tenir des livres de comptabilité, comment calculer rapidement les annuités d’un emprunt?).

Ils prenaient au sérieux la direction des affaires. "C’est, écrit Adolphe Blanqui, une erreur généralement répandue que le commerce n’est point une science et ne nécessite aucune étude sérieuse (…) Depuis que les progrès de la civilisation ont fait du commerce une puissance (…) il est devenu une science de la plus haute importance et dont les moindres branches ont acquis une dimension incommensurable." Ils auraient pu développer une théorie du management. Il y avait, chez Jean-Baptiste Say et les meilleurs de ses élèves de quoi la construire. Ils l’ont amorcée, construit les institutions qui leur auraient permis de la diffuser, notamment les écoles de commerce, mais ils ne l’ont pas écrite.

On mesure leur échec aux difficultés qu’ont longtemps eu les entreprises françaises à faire du commerce. On sait qu’elles ont découvert très tard la fonction commerciales. Au début des années 50 de ce siècle, leurs dirigeants hésitaient encore à "faire perdre leur temps à leurs ingénieurs dans des postes commerciaux". "Un ingénieur, disaient-ils en substance, vaut mieux que cela." De fait, l’essentiel des techniques marketing ont été importées de l’étranger au début de la Cinquième République. Assez tard, donc. Pourtant, l’essentiel était en germe dans les textes que nous venons d’analyser. Leurs auteurs disposaient des institutions qui leur auraient permis de s’imposer mais, fascinés par leur théorie de l’entrepreneur, ils n’ont pas vu naître la grande entreprise, et lorsqu’elle est enfin apparue, ils ne l’ont pas comprise. Ils ont, en somme, été victimes de leur théorie : ils avaient compris le marché et les consommateurs, ils sont passés à côté des grandes organisations capitalistes.

Le modèle de la PME

Dans son Traité comme dans son Cours, Jean-Baptiste Say décrit un monde de petites entreprises."Je soupçonne, écrit-il dans son Cours, qu’en tout pays, les valeurs produites hors des ateliers proprement dits par de petits entrepreneurs ne possédant que de petits capitaux, surpassent les produits qui sortent des grandes manufactures, même en Angleterre où il y a un si grand nombre de vastes entreprises et de gros capitaux." Ce pourrait n’être qu’un constat de bon sens, c’est beaucoup plus, c’est un choix philosophique : Small is beautiful!

Jean-Baptiste Say est le premier d’une longue lignée de théoriciens qui ont fait une vertu de la taille médiocre des entreprises. Les quelques textes qu’il consacre aux grandes entreprises sont critiques. Il s’interroge sur la dispersion des locaux, les défauts de circulation des produits semi finis entre ateliers. "Tous les déplacements de marchandises, son entrée, sa sortie entraînent, explique-t-il, des frais et une comptabilité." Avec la taille viennent les complications, les ouvriers qui fainéantisent, les vols et le coulage… il faut multiplier les surveillants, ce qu’il appelle "l’état-major des manufactures". Or, chacun le sait, "les état-majors ne sont pas la partie la moins coûteuse d’une armée." La bureaucratie inséparable des grandes entreprises l’inquiète. Il y voit un motif de s’en méfier.

Il privilégie les entreprises étroitement spécialisées. Il critique vivement les tentatives d’intégrer la fonction commerciale : le manufacturier, dit-il, "ne doit pas aller sur les brisées du commerçant et chercher à vendre sans intermédiaire leurs denrées aux consommateurs. Ils se détourneraient de leurs soins accoutumés, et perdraient un temps qu’ils peuvent employer plus utilement à leur affaire principale." Il ne voit pas qu’il existe un coût de fonctionnement du marché et "qu’en créant une organisation et en permettant à une autorité (un entrepreneur) de répartir les ressources, certains peuvent être évités." Il ne voit pas non plus que l’entrepreneur "peut obtenir des facteurs de production à un prix inférieur à celui proposé par les transactions du marché." Autant dire qu’il n’a ni anticipé ni compris les mécanismes de création des entreprises modernes.

Les entreprises qu’il connait sont d’autant plus petites qu’elles manquent cruellement de capitaux. Cette disette de capital est de composition. Jean-Baptiste Say construit une économie où les capitalistes ne jouent qu’un rôle limité : ils prêtent de l’argent, mais laissent l’entrepreneur prendre les risques industriels. Les profits de l’entrepreneur, écrit-il, "comprennent ordinairement les profits de son industrie et ceux de son capital. Une portion de ce capital lui appartient presque toujours en propre ; une autre portion est fort souvent empruntée ; dans tous les cas, que le capital soit emprunté ou non, le profit qui résulte du service qu’on en retire est gagné par l’entrepreneur, puisqu’il a pris à son compte toutes les chances bonnes ou mauvaises." Dans ce monde sans sociétés par actions, le capitaliste est un banquier.

Un individualisme qui aveugle

Du moins avait-il l’excuse d’écrire alors que les grandes entreprises étaient rares. Courcelle-Seneuil ne l’a plus. Non seulement les grandes sociétés existent, mais les commandites par action, autorisées par le code du commerce de 1808, se sont multipliées dans la métallurgie, les mines, les soieries et les papeteries. Les sociétés à responsabilité limitée ont été créées, quelques années plus tôt, sur le modèle de la "private company limited" britannique. Et, cependant, il reprend à peu de choses près le modèle dessiné par le théoricien de la loi des débouchés. Tout se passe comme s’il n’avait pas compris que l’avenir leur était réservé.

Le responsable de cet aveuglement est, comme pour Jean-Baptiste Say, la théorie de l’entrepreneur. Tel qu’il le conçoit, celui-ci ne peut pas déléguer ses pouvoirs. Or, il est des limites qu’un homme seul, même très bien organisé ne peut dépasser : "Toute entreprise est limitée par les forces physiques, intellectuelles et morales de celui qui la dirige. Il n’est donc pas possible de l’étendre arbitrairement au delà d’une certaine limite, sans que le travail d’entreprise soit négligé ou imparfaitement fait." Ces limites dessinent celles de l’entreprise. Même les plus grandes seront, par force, de taille réduite : "On ne doit jamais craindre qu’elle s’étende outre-mesure sans que le chef, qui ne peut plus en surveiller tous les détails, soit forcé de déléguer ou de diviser ses pouvoirs. Dans les deux cas, la force motrice perd de son énergie par le frottement qui résulte de la transmission des mouvements, et les choses se passent absolument comme la mécanique : la force utile diminue."

L’idée que l’on puisse créer une organisation pyramidale lui échappe. Le rapprochement de l’entreprise et de l’armée si fréquent, à la fin du siècle, ne l’effleure même pas. Il s’inscrit, tout comme Jean-Baptiste Say, dans une tradition, solide en France, de méfiance à l’égard des grandes organisations. A l’origine de cette méfiance, il y a l’idéologie individualiste qui fait le fond de leur philosophie.

Pour qu’une grande organisation fonctionne de manière satisfaisante, il faut que l’entrepreneur délégue ses pouvoirs. Mais, peut-on faire confiance à autrui pour défendre ses propres intérêts? Pas si l’on croit que la poursuite de l’intérêt individuel est la règle. D’où ce conseil : "On doit, dit-il, croire à la probité personnelle de ceux qu’on emploie, mais il faut organiser les bureaux et les ateliers comme s’ils n’en avaient aucune." C’est à apporter une solution à cette difficulté que s’emploiera, quelques années plus tard, un autre comptable : Adolphe Guilbault. Plus l’entreprise est importante et plus le risque est grand. Les sociétés par action y sont particulièrement exposées puisque l’on voit la direction y "exercer l’empire le plus absolu tant qu’elle ne se divise pas et qu’elle distribue des dividendes." On reconnait là un thème que Keynes, Burnham et Galbraith ont depuis repris, développé et… appliqué aux grandes organisations modernes.

Une ligne de partage : le libre-échange

Cet aveuglement explique sans doute l’échec pratique des libéraux. Leur théorie les a coupés des grands capitalistes et négociants qui auraient pu leur offrir un public. Leurs théses ne les rapprochaient pas plus des PME. Leurs attaques contre le protectionnisme, les règlements et l’intervention de l’Etat les opposèrent rapidement à des chefs d’entreprise frileux plus habitués à travailler sur des marchés régionaux que sur des marchés nationaux.

Jean-Baptiste Say était de ces hommes qui croient suffisamment en leurs principes pour les appliquer envers et contre tout. Hostile aux interventions trop fréquentes de l’Etat dans les affaires des particuliers, il refusa le poste de directeur des contributions de l’Allier qu’on lui proposait en 1804, "ne voulant pas aider à dépouiller la France." Bien loin de céder aux pressions des patrons, il multiplia les mises en garde contre la confusion des intérêts particuliers et la vérité scientifique.

Il mena une attaque en règle contre les droits de douane très populaires chez les entrepreneurs de toutes tailles. L’expérience du blocus napoléonien nourrit ces pages : "Vous réduisez l’Angleterre à ne plus exporter pour un million d’étoffes de laine : croyez vous l’empêcher de produire la valeur d’un million? Vous êtes dans l’erreur ; elle emploiera les mêmes capitaux, une main d’oeuvre équivalente, à fabriquer au lieu de casimirs des esprits ardents avec ses grains et ses pommes de terre ; dès lors, elle cessera d’acheter avec ses casimirs des eaux de vie en France." Or, le blocus napoléonien fut pour beaucoup d’industriels pain bénit : il leur permit d’échapper à la concurrence anglaise et de conquérir de nouveaux marchés, notamment en Allemagne.

Son expérience d’industriel ne le fit pas démordre de cette opposition au protectionnisme. On possède la réponse qu’il fit en 1808, soit 4 ans après la première édition de son Traité, à l’enquête de Chaptal sur la prohibition des produits manufacturés. C’est un texte d’industriel qui entre dans le détail des produits, distingue les différentes catégories de fil et examine les effets de la prohibition sur chacune. Il analyse toute la filière et montre comment l’interdiction d’importer les fils, bien loin de profiter à l’industrie, pénaliserait les fabricants d’étoffe de qualité. "Il serait, ajoute-t-il, d’autant plus fâcheux de voir tomber ces branches d’industrie, qu’elles sont appelées à devenir par la suite bien autrement importantes qu’elles ne sont actuellement." La disparition de ces entreprises serait d’autant plus regrettable qu’elles offriront un débouché aux filateurs français lorsqu’ils sauront produire les fils très fins dont elles ont besoin. Il conclue son analyse en demandant à l’Etat d’intervenir dans un domaine où la concurrence rend difficile la coopération entre industriels : la standardisation.

Il avait raison, mais trop tôt. Ses arguments de qualité frappèrent le ministre qui les commenta dans le rapport fait à l’Empereur, mais la cause était entendue : il ne pouvait être question de mesures libérales. Le protectionnisme l’emporta et un décret publié en décembre 1809 interdit l’importation de tous cotons filés.

L’échec des écoles de commerce

Les écoles de commerce que les libéraux fondèrent, sous la Restauration auraient pu être un lieu d’élaboration des théories et méthodes de direction des affaires. Leur création s’inscrit dans un mouvement de mutualisation de la formation des cadres de l’industrie. Là où les britanniques confiaient aux entreprises le soin de former leurs collaborateurs, les français développèrent des établissements spécialisés : on créa très tôt des écoles d’ingénieur, des écoles d’arts et métiers pour les chefs d’ateliers et les contremaîtres et des écoles de commerce pour les négociants.

L’Ecole Spéciale de commerce de Paris, lointain ancêtre de l’ESCP, naît en 1819. Jean-Baptiste Say figure au Conseil de perfectionnement de cet établissement dont la création a été encouragée par des négociants et des banquiers. Un de ses plus proches disciples, Adolphe Blanqui, le frère du révolutionnaire, y donne un cours d’histoire du commerce et de l’économie industrielle.

Le programme comprenait un enseignement général (écriture, arithmétique, géographie commerciale), un enseignement professionnel (tenue des livres, comptabilité, règles et usages du commerce) et des travaux pratiques qui font penser aux jeux de management que l’on pratique toujours : l’école donnait aux élèves un capital en billets frappés de son logo qu’ils devaient faire fructifier, comme dans la vie réelle en vendant et achetant des produits.

L’Ecole a eu du succès, elle a accueilli des étudiants venus de toutes parts (vingt nationalités y étaient, en 1839, représentées), mais elle s’opposa très vite au pouvoir réactionnaire alors en place. En 1823, Benjamin Constant y fit une conférence qui finit en bataille rangée. Y a-t-il alors soutenu ses idées sur la liberté du commerce? Y a-t-il attaqué les prohibitions qui "invitent les hommes à commettre des délits par le profit qu’elles attachent au succès de la fraude." A-t-il rapproché liberté commerciale et liberté civile, ce qui ne pouvait que déplaire au pouvoir en place?

Devenu directeur en 1830, Adolphe Blanqui se montra résolu à ne pas laisser périr une institution consacrée à la diffusion des principes de l’économie politique et de la liberté commerciale. L’école devint un lieu de diffusion de thèses qui n’étaient pas toutes favorables aux capitalistes : "Les coalitions des chefs d’entreprise sont-elles moins dangereuses que celles des ouvriers parce qu’au lieu de désordres dans la rue, ils font campagne au coin d’un bon feu?" se demande Blanqui. Le Moniteur Industriel, journal du patronat, réagit aussitôt violemment. "Pour le patronat industriel, commente Francis Demier, qui a étudié cette période, l’Ecole Spéciale de Commerce a cessé d’être une école, elle est devenue un foyer d’agitation."

La rupture est consommée. L’Ecole avait été créée pour former des professionnels du commerce, sa politisation l’éloigna progressivement du monde de l’entreprise. Idéologues, journalistes, théoriciens, les libéraux délaissèrent alors le monde de l’industrie. Ils investirent l’Université et diffusèrent leur enseignement dans des milieux qui n’étaient pas ceux que fréquentaient les entrepreneurs dont ils vantaient avec tant de talent les mérites. Ils enseignaient la théorie de la petite entreprise et de l’entrepreneur à des enfants d’une bourgeoisie qui préférait les professions libérales aux métiers du commerce et de l’industrie.

La conquête des milieux universitaires leur réussit admirablement , puisqu’ils occupèrent toutes les positions importantes à l’Université jusqu’à la fin du siècle. Mais ces victoires les éloignèrent des entreprises. Leur influence sur la gestion quotidienne des entreprises fut minime.

Les écoles de commerce retrouvèrent une seconde jeunesse pendant le second Empire. Tout au long des années 60 et 70, on voit se multiplier en province, à Mulhouse, Lyon, Reims, Rouen, Bordeaux, Marseille… des écoles de commerce. A Paris, on crée HEC que ses promoteurs présentent comme l’équivalent des grandes écoles d’ingénieur. Leurs dirigeants veulent faire concurrence à l’université, et lutter contre la tendance de la bourgeoisie à "envisager le commerce comme une profession inférieure." Mais il était déjà trop tard : les ingénieurs avaient depuis longtemps pris le pouvoir dans les grandes entreprises. Ce sont eux qui développèrent les théories du management.