Fourier et les Réformateurs

Si les libéraux ont négligé l’organisation, les réformateurs sociaux l’ont très tôt mise au premier plan de leurs préoccupations. Ces socialistes de l’utopie, comme les appelle Dominique Desanti, sont bien connus. Les marxistes à la recherche de racines, les anti-marxistes en quète de précurseurs, leur ont consacré de nombreux travaux. Leurs textes ont été régulièrement réédités sous forme d’extraits, ils ont fait l’objet de nombreuses études et�sont facilement disponibles.

Aucun de ces auteurs n’a écrit d’ouvrage sur la direction des affaires, la gestion ou le management, mais beaucoup ont réfléchi à ce que devrait être une organisation économique efficace et l’on trouve trace de ces réflexions dans leurs textes. Tout comme leur contemporain Jean-Baptiste Say, ces socialistes ont souvent été en contact direct avec la vie économique. Charles Fourier était fils de commerçant, il perdit sa fortune en spéculant et devint employé de bureau, Saint-Simon refit la sienne en gérant les biens nationaux achetés pendant la révolution, Robert Owen et Godin étaient industriels, Victor Considérant et Pierre Leroux, éditeurs de journaux, Proudhon, imprimeur…

Le plus intéressant, de ce point de vue, est certainement Charles Fourier. On le verra plus loin, Saint-Simon et ses disciplies ont joué un rôle important dans la formation intellectuelle des ingénieurs, en essayant de mettre en oeuvre des phalanstères, Victor Considérant et Etienne Cabet ont nourri l’imaginaire de leurs contemporains, mais c’est dans les textes de Charles Fourier que l’on trouve les analyses les plus originales et les plus fines de ce que pourrait être une nouvelle organisation sociale.

Fourier et la cité radieuse

Le sort que l’histoire a réservé aux travaux de cet enfant de la bonne bourgeoisie bizontine est à plus d’un titre surprenant : les marxistes l'avaient condamné aux enfers des bibliothèques pour cause d'utopie, les surréalistes fascinés par ses théories amoureuses, l'en ont sorti pour mieux le ranger au rayon des fous littéraires. Pour ses contemporains, il était beaucoup mieux et plus que l'original de génie ou le Lamartine de l'utopie (deux formules de Daniel Guérin qui préfaça une réédition dans les années 70 d'extraits de son oeuvre) que nous voyons en lui. Ils le prenaient au sérieux et le citaient volontiers. Marx et Walras l'ont manifestement lu. Renouvier lui consacra de nombreuses pages, plus près de nous, Sartre, qui ne le cite pas, reprend un de ses concepts (la série) dans ses analyses sur les foules. Ses ouvrages ont été de nombreuses fois réédités, ses thèmes diffusé par ses disciples dans des centaines d'articles et d'ouvrages. Peu d'auteurs ont bénéficié d'autant d'attention : un historien soviétique a établi une bibliographie du fouriérisme de 155 pages.

On retrouve son influence dans les biographies de nombreux industriels et chefs d’entreprise du 19e siècle. Certains, tel Elie de Montgolfier, ont transformé leurs établissements industriels suivant ses principes, d’autres, comme Leclaire, se sont autorisés de sa pensée pour "inventer" de nouveux modes de management, d’autres, encore, ont tenté de créer de toutes pièces des phalanstères.

Les textes de Fourier sont très riches et évocateurs. Son projet de mettre en culture du pôle pour modifier la température et faire du vin dans des zones septentrionales évoque celui de Staline de créer un lac gigantesque en Sibérie pour modifier le climat de la Russie. On y rencontre de nombreux développements sur la société d'abondance. Certaines des remarques qu’il fait sur les modifications des comportements alimentaires pourraient être signées de spécialistes du marketing. Il s’interroge sur ce qu’est le bien-être et souligne chaque fois que l’occasion s’en présente les vertus de la variété.

Les commentateurs insistent en général sur sa manière de découper la société en une multitude de catégories. Il y a chez Fourier une manie du classement, qui confine au poétique. Que l’on pense aux subtiles nuances qu’il devine entre le cocu ("un jaloux honorable qui ignore sa disgrace"), la cornette ("qui ferme les yeux sur la conduite de sa femme") et le cornard ("un furibond qui veut se rebiffer contre l’arrêt du destin"). Nous retiendrons de ses idées sur la société, d’autres thèmes, sans doute plus proches des préoccupations de ceux de ses lecteurs qui avaient des ambitions industrielles.

Il est l’un des premiers à souligner de manière forte les bénéfices de la concentration et donc, des grandes entreprises. Il le fait, non pas à propos de l’industrie, mais du commerce, activité qu’il connait bien pour l’avoir longuement pratiquée. Fourier est violemment hostile aux commerçants. "Qu’est-ce que le commerce? demande-t-il. C’est le mensonge avec tout son attirail, banqueroute, agiotage, usure et fourberie de toute espèce." Certains passages, carrément antisémites et violemment hostiles à la franc-maçonnerie, auraient pu être repris tels quels par les publicistes d’extrème droite de l’entre-deux guerres. Mais il est aussi le premier théoricien à appeler de ses voeux une modernisation du négoce. Il s’élève contre la multiplication des marchands. "Dans les grandes cités, comme Paris, on compte jusqu’à 3000 épiciers ; quand il en faudrait à peine 300 pour suffire au service habituel." Ce pullullement a les pires conséquences : "cette multiplicité des rivaux les jette à l’envi dans les mesures les plus folles et les plus ruineuses pour le corps social." Un excès de concurrence pousse les commerçants à la ruine, ils se consument en frais qui retombent sur les consommateurs, "car toute déperdition est supportée en dernière analyse par le corps social."

A la différence d’autres réformateurs, Fourier n’est pas hostile à la concurrence, mais toute concurrence n’est pas bonne pour le consommateur. "Si un nouvel ordre commercial peut réduire au quart le nombre d’agents mercantiles et les dépenses commerciales, vous verrez diminuer d’autant chaque denrée, puis vous verrez augmenter la production en rapport des nouvelles demandes qu’occasionnera cette baisse." Trop de concurrence est source de fourberie, elle crée la défiance. Il anticipe les thèses de Ronald Coase sur le coût d’accès au marché : "combien de frais, démarches, inquiétude et temps perdu pour celui qui achète une chose dont il ne connait pas la valeur! et si après des précautions dispendieuses, des voyages, etc., on est encore trompé à chaque instant dans les achats, calculez quelle serait l’économie de temps et de frais dans le cas où les échanges s’opéreraient (…) sans aucune fourberie." Trop de concurrence dégrade encore la qualité des services : "300 familles de villageois associées n’auraient qu’un seul grenier bien soigné, au lieu de 300 greniers mal en ordre ; qu’une seule cuverie au lieu de de 300 cuves soignées la plupart avec une extrème ignorance…" dit-il à propos de l’agriculture.

Fourier ne veut pas supprimer la concurrence, mais l’organiser en la réglementant dans les périodes de pénurie, mais aussi, et surtout, en créant des associations. Il ne s’agit pas de réunir quelques individus autour d’un projet, mais de créer des institutions puissantes à vocation économique : "On ne peut guère réunir en société agricole, vingt, trente, quarante individus, pas même cent, il en faut au moins huit cents pour former l’association naturelle ou attrayante." Ces deux adjectifs qu’il souligne sont sans doute sa principale contribution à la théorie de l’organisation. Il ne s’agit plus, comme dans l’armée, de créer des organisations hiérarchiques et autoritaires, il ne s’agit plus, comme chez Bentham, de bâtir des systèmes disciplinaires, mais de concevoir des mécanismes qui incitent les individus à se dépenser, à travailler pour l’intérêt collectif : "J’entends par ces mots une société dont les membres seront entraînés au travail ; par émulation, amour-propre, et autres véhicules compatibles avec celui de l’intérêt." Il sort de l’impasse libérale qui interdisait de développer des entreprises dépassant les capacités de surveillance des patrons, évite le paternalisme des philanthropes et propose un modèle de relations sociales nouveau basé sur une gestion fine des passions.

Nos passions sont, dit-il en substance, le plus souvent destructrices, mais elles peuvent être source de richesses lorsque convenablement orientées. Inutile donc de les brimer! Son texte est rempli de descriptions de leur rôle dans la production de richesses. Bien loin d’être contre-productives, la jalousie et les intrigues sont des facteurs de croissance : "Plus on sait exciter le feu des passions, des luttes et des ligues entre les groupes et les sectes d’un canton, plus on les voit rivaliser d’ardeur au travail, et élever à une haute perfection la branche d’industrie pour laquelle ils sont passionnés." A la logique hiérarchique et verticale, il oppose une gestion fine des individus et de leurs ambitions. Bien loin de n’être qu’une fantaisie de réveur, le phalanstère était un modèle original d’organisation sociale. Il a nourri les réflexions de nombreux industriels pendant tout le siècle.

Tous ceux qui ont essayé de suivre à la lettre les prescriptions de Fourier et de ses disciples ont échoué, mais on remarquera qu’ils ont été nombreux et souvent sérieux. Elie de Montgolfier qui se ruina en créant un phalanstère était le beau-frère de Marc Seguin, l’un des constructeurs de la ligne de chemin de fer Paris-Lyon. Victor Considérant qui partit construire une cité radieuse aux Etats-Unis était polytechnicien. Rares sont les théoriciens qui peuvent en dire autant.

1848 a porté un coup fatal à ses idées comme aux projets de tous les réformateurs scoiaux de sa génération, mais il a continué d’être lu et cité. C’est qu’il a familiarisé ses lecteurs avec deux idées que l’on retrouve dans toute la littérature ultérieure sur le management :

- la possibilité d’organiser de manière rationnelle une société humaine, de l’organiser, de la calculer, sans cependant transformer ses membres en automates : "plus les inégalités sont graduées et contrastées, plus la secte s'entraine au travail, produit de bénéfice, et offre d'harmonie sociale"

- la qualité d’une organisation se mesure à la qualité des comportements de ses membres.