Le modèle britannique

On va aujourd’hui visiter des usines au Japon, dans la Silicon Valley ou à Singapour. Au lendemain de la dernière guerre mondiale, des centaines de cadres de l’industrie allèrent, au titre des missions de productivité organisées par le gouvernement français, explorer les entreprises américaines. 35 ans plus tôt, au lendemain d’une autre guerre meurtrière, d’autres dirigeants allaient découvrir aux Etats-Unis le fordisme. La tradition des voyages d’information est une vieille tradition française. Alors que l’on reproche constamment aux élites de ce pays de négliger les cultures étrangères, ingénieurs et dirigeants n’ont de cesse d’ouvrir les yeux sur ce qui se fait ailleurs.

Le voyage en Angleterre

Sous Louis XV déjà, intellectuels, hommes d’affaires et experts se rendaient à l’étranger. Une étude sur 561 auteurs ayant publié au moins un ouvrage d’économie entre 1715 et 1776, montre que la moitié au moins a fait un ou plusieurs séjours à l’étranger. 25% s’étaient rendus en Angleterre, autant en Allemagne et en Hollande, 20% en Italie et, plus surprenant peut-être, 14% aux Antilles ou sur le continent américain.

A l’aube de la révolution industrielle, l’attrait de la Grande-Bretagne, pays du libéralisme économique, grandit. On veut comprendre, pour mieux les copier, les succès des industriels de Manchester et Liverpool. L’Empire et ses guerres rendent difficiles ces voyages qui ressemblent à des missions d’espionnage. Les industriels qui visitent les usines font des croquis des machines qu’ils y voient, ce qui les met en délicatesse avec les autorités insulaires. Ces voyageurs ne sont pas tous de bons observateurs. On ne leur montre pas forcément le plus intéressant. A.Costaz, qui organisa plusieurs de ces voyages lorsqu’il était directeur du bureau des manufactures au ministère du commerce, ne se fait guère d’illusion : "les voyages exécutés en vertu des ordres du gouvernement, n’ont, écrit-il, pas toujours été utiles, le plus grand nombre de ses agents n’ayant procuré que des documents insignifiants ou la description de procédés ou de machines déjà en usage dans nos frabriques." Les manufactures qu’il serait le plus utile de visiter, celles de Boulton et Watt, notamment, sont fermées au public.

Faute de pouvoir pénétrer dans les usines, on tente de débaucher les ouvriers. "Il n’y avait pas à balancer sur le parti à prendre, écrit Chaptal qui fut ministre de l’intérieur sous l’Empire. Le moyen le plus prompt de nous approprier les méthodes anglaises était d’attirer chez nous les meilleurs constructeurs que possédât la Grande-Bretagne. J’appelai donc M.Douglass, je lui donnai un établissement et, en peu de temps, nos fabricants ont pu se pourvoir de toutes les machines nécessaires aux opérations de draperie."

Les britanniques qui n’appréciaient qu’à demi ces "trahisons" interdirent à leurs ouvriers d’aller s’installer en France ou en Allemagne. Mais sans grands succés. Des milliers franchirent la Manche et répandirent "dans les ateliers beaucoup de procédés avantageux, et surtout ils ont montré ce que l’on peut attendre du soin, de la précision, de l’activité et du jugement apportés dans les travaux manuels de l’industrie." Le gouvernement français appréciait tant ces transferts de compétences, qu’il lui est arrivé d’intervenir en faveur de ces ouvriers, lorsqu’ils se trouvaient en délicatesse avec la justice britannique : l’administration française paya l’amende de 5000F à laquelle fut condamnée Dolson, l’ouvrier qui enseigna aux français l’art de fondre sous la Révolution, lorsqu’il rentra en Angleterre.

S’il le fallait, le gouvernement encourageait purement et simplement le vol. Pour obtenir le secret des mull jennies, ces machines qui avaient révolutionné l’art de filer, le minisitère de l’industrie lança un concours très richement doté. On trouva deux belges pour "tirer" un modèle de cette machine d’une des manufactures britanniques les plus estimées. Mais, le gouvernement apprit à ses dépens qu’il est difficile de convaincre des industriels qui ne veulent pas changer leurs méthodes de travail. On voulait que la machine fut copiée, elle suscita au mieux un peu de curiosité.

Avec la fin de l’Empire, les voyages prirent un tour plus calme, même s’ils n’étaient pas de tout repos. Charles Dupin, qui fut ministre de la Marine, raconte comment il fut éconduit par un surveillant à l’arsenal de Portsmouth. Mais, cette mésaventure ne l’empécha pas de ramener de Grande-Bretagne assez d’informations pour remplir de nombreux volumes.

En l’absence de statistiques, il est difficile d’évaluer ces flux de visiteurs. Il semble, cependant, que l’annonce d’un retour au libre-échange ait incité de nombreux industriels à faire le voyage. C’est ce que suggère le consul de France à Liverpool qu’Alexis de Tocqueville interroge en 1835. Les menaces de levée des barrières douanières inquiètent assez les industriels français pour leur faire traverser la Manche : leur curiosité est à la mesure de la crainte de la concurrence.

Le secret des Anglais : l’organisation

Tout au long du siècle, les industriels ont le sentiment que les anglais travaillent mieux que les français, que leurs usines sont mieux organisées et leurs techniques plus modernes. Dans les reportages qu’il réalise dans la deuxième moitié du siècle, Louis Reybaud cite à plusieurs reprises des patrons qui se plaignent régulièrement du manque de productivité de leurs ouvriers, surtout lorsque comparée à celle de leurs collègues britanniques : "Nos ouvriers n’apportent pas, dit-on, dans la besogne la même attention, le même calme, la même activité que ceux du pays voisin. Là où un ouvrier, en Angleterre, conduit quatre métiers, les nôtres n’en peuvent conduire que deux." De là à juger la race française moins productive que la britannique, il n’y a qu’un pas que beaucoup, semble-t-il, franchissent : "On a dit qu’un tissage de 500 métiers en Angleterre produirait presque moitié moins, si ce même tissage avec son même outillage se trouvait transporté en France : ce qui signifie qu’en matière d’industrie, un Anglais vaut deux Français." Cette inquiétude est largement partagée. On a le sentiment qu’il manque quelque chose à la France pour réussir, mais quoi? "Ce n’est, écrit en 1852 le journal L’Industrie, ni le génie qui conçoit et qui crée, ni l’intelligence qui développe, ni la puissance qui exécute qui manquent à la France. Ce qui lui manque, c’est l’esprit froidement calculateur qui combine les chances et détermine l’action ; c’est la persévérance qui fait triompher." En d’autres mots, l’envie de réussir.

Une visite en Angleterre convainc L.Reybaud, bon connaisseur, qu’il faut chercher l’explication, dans l’organisation de l’industrie et des ateliers. Ce ne sont pas les ouvriers français qui travaillent mal, ce sont les entreprises françaises qui souffrent "d’un manque de direction : cette direction est nulle dans les ateliers disseminés, elle est insuffisante dans les ateliers communs." Il énumère les qualités de l’organisation britannique : la concentration industrielle, la spécialisation, l’utilisation systématique de la division du travail, mais aussi :

- le sens de l’économie : "Tout rouage parasite disparait, il n’y a de place que pour ce qui sert ; la surveillance, les écritures, les bureaux sont réduits au strict nécessaire, toute minute et tout centimes sont comptés." On est dans le monde de Franklin où le temps est de l’argent.

- la simplicité des organigrammes : "Nous avons le goût des états-majors et des petites fonctions accompagnées de petits traitements (…) Le principal secret des Anglais est dans la sobriété des moyens".

- la qualité de l’organisation : "Quand on entre dans une de leurs manufactures, deux choses frappent surtout : le petit nombre de personnes qu’elle occupe et le silence qui y règne. Pas un homme ne se détourne de ce qu’il fait ni ne s’agite hors de sa tâche. Dans les nôtres, on ne voit qu’allants et venants, comme si chaque fonction avait ses principaux sujets et ses doublures…" Dupin écrivait 40 ans plus tôt : "Lorsqu’on entre dans ces établissements, on est frappé de l’ordre général qu’ils présentent. Les ouvriers s’occupent avec activité, presque toujours en silence. Ils n’interromptent point leur ouvrage pour regarder avec un étonnement imbécile les visiteurs qui parcourent les chantiers et les ateliers : à peine se détournent-ils pour jeter un coup d’oeil sur l’étranger remarquable par son costume ou par son langage." Dans une manufacture anglaise, on ne perd pas de temps parce qu’on n’a pas d’occasion d’en perdre : les tâches de chacun sont précisément définies.

- la gestion du temps des dirigeants : "La journée d’un chef de maison n’a rien d’arbitraire ; elle se partage en soins directs et indirects où toute seconde est comptée."

C’est le système de fabrique qu’avaient inventé les industriels britanniques que ces voyageurs décrivent et proposent en modèle à leurs lecteurs français.

La productivité anglaise était-elle vraiment supérieure à la productivité française? Tous les contemporains l’affirment. Les historiens qui travaillent aujourd’hui sur des séries chiffrées en sont moins sûrs. "En dépit d’une longue tradition historigraphique fondée sur l’hypothèse inverse, écrivent P.O Brien et C.Keyder, il n’a pas été démontré que, pour de longues périodes du XIXe siècle, l’industrie française dans son ensemble ait été en retard par rapport à l’industrie anglaise." Reste que les visiteurs revenaient d’Angleterre comme l’on revient aujourd’hui, d’un voyage au Japon : avec plein d’idées sur ce qu’il faudrait faire pour être plus compétitif.

Si l’on en juge par les descriptions que Tocqueville a faites de Manchester ou Liverpool, ces voyages n’étaient pas d’agrément. Les villes industrielles anglaises étaient construites sans plan, mélange d’usines et de bidonvilles, proches sans doute de ce que l’on voit aujourd’hui dans les mégapoles du Tiers-Monde. "Tout, dans l’apparence extérieure de la cité, atteste la puissance individuelle de l’homme ; rien, le pouvoir régulier de la société. La liberté humaine y révèle à chaque pas sa force capricieuse et cratrice. Nulle part ne se montre l’action lente et continue du gouvernement.." Mais c’étaient les usines qui intéressaient les industriels. Ils sont souvent impressionnés par la qualité du management et des techniques de l’industrie anglaise : "D’après tout ce que je vois et j’entends ici, nous avons encore beaucoup à faire pour arriver au même ordre et à la même économie de matière et de main d’oeuvre dans notre travail", écrit en 1823 le métallurgiste Achille Dufaud, parti en mission d’information. Les lettres qu’il adresse à ses associés sont remplies de descriptions techniques, de remarques sur la gestion, et de considérations sur l’embauche d’ouvriers britanniques plus qualifiés que les paysans nivernais qu’emploie l’entreprise familiale. On y trouve, partout, des notes sur ce que l’on fait en Angleterre et qu’il serait bon d’imiter.

Les notes d’Achille Dufaud sont techniques. Les livres d’Adolphe Blanqui, le frère du révolutionnaire, parti en Angleterre à la même époque, et de Charles Dupin, le sont moins, mais ils illustrent ce que des observateurs allaient chercher en Angleterre sous la Restauration. On n’y trouve aucune arrogance, mais un regard curieux, averti. Dans leur meilleur, ces textes sont rapports d’experts qui détaillent les opérations de fabrication. Les passages que Dupin consacre aux équipements publics, aux routes, ponts et canaux sont d’un spécialiste qui maîtrise aussi bien la dimension technique que la réglementation. On trouve dans son livre de nombreuses indications sur l’organisation des écoles et arsenaux visités. Les réglements sont longuement commentés, les fonctions des cadres sont décrites avec précision. Ainsi celle du "clerc de fonds" : il "tient le matricule de l’admission et du congédiement de tous les ouvriers employés dans l’arsenal. Il a soin que jamais on n’excéde le nombre d’ouvriers de chaque profession, fixée par les règlements du conseil naval. Le lundi de chaque semaine, il adresse à ce conseil, l’état des ouvriers employés dans l’arsenal." Le circuit des ordres et documents est lui aussi présenté. Dupin s’intéresse encore aux innovations, il consacre plusieurs pages aux "rail-roads, qu’il appelle "routes à ornières".

L’auteur ne s’est pas contenté d’une visite superficielle. Il est allé au fond et ce qu’il voit nourrit une véritable réflexion sur l’organisation et la gestion. Dupin critique la multiplicité des petites établissements qui "complique, embrouille la comptabilité centrale et nuit à la direction générale du service." Il milite pour de grandes usines qui se prètent mieux à la division du travail et à l’utilisation de machines puissantes.

On l’a compris, les meilleurs de ces ouvrages n’ont rien à envier aux rapports des missions de productivité que rédigèrent au lendemain de la dernière guerre les cadres partis visiter l’industrie américaine. Ces visites servent à réfléchir. On regarde d’autres travailler, on interroge, on s’interroge. La seule différence, mais elle est de taille, est dans la diffusion. Les rapports des missions de productivité étaient destinés à une large diffusion au travers des organsiations patronales, les récits de voyage du 19e sont adressés aux membres de l’Institut et ne touchent qu’indirectement les industriels qui auraient le plus à gagner à les lire.

La philosophie de la manufacture d’Andrew Ure

Cet intérêt pour les méthodes des industriels étrangers s’est toujours accompagné d’un énorme effort éditorial. A l’inverse de ce qui s’est produit dans d’autres domaines qui virent la France fermée à l’influence étrangère, le management a toujours accueilli les idées étrangères avec enthousiasme et s’est souvent senti en retard, suiveur de méthodes développées ailleurs. Les lecteurs du bulletin de la Société d’Encouragement de l’Industrie Nationale sont régulièrement informés des meilleures publications industrielles anglaises, allemandes et italiennes. Les ouvrages les plus célèbres sont rapidement traduits, parfois même disponibles dans deux versions, comme la philosophie de la manufacture de Babbage.

Deux ouvrages dominent le lot : ceux de Charles Babbage et d’Andrew Ure. Le premier est publié à Paris en 1834, le second en 1836. Tous deux présentent une industrie britannique déjà en pleine maturité, impressionnante de puissance. Ils sont l’oeuvre d’excellents connaisseurs et rncontrent le succès.

Le livre d’Ure est rempli d’informations techniques, ce qui fait dire à son traducteur qu’il "initie les industriels à tous les secrets de la Grande-Bretagne." Sa philosophie est celle des patrons des grandes filatures. Marx la résume d’un mot : "remplacer les adultes par des enfants, les ouvriers qualifiés par des ouvriers sans qualificiation, les hommes par des femmes." Il multiplie les tableaux de chiffres qui mettent en évidence l’application de ce principe. Avec l’age, les écarts entre salaires masculins et féminins se creusent, les patrons remplacent les hommes par des femmes :

Mais son livre vaut surtout par son analyse des effets de la machine à vapeur sur l’organisation de l’industrie, d’une industrie au moins, celle de la filature. Ure ne parle que de cette industrie dont il fait le modèle de toutes les autres. Il décrit "un système de mécaniques productives mises continuellement en action par un pouvoir central", "un vaste automate, composé de nombreux organes mécaniques et intellectuels, qui opèrent de concert et sans interruption pour produire un même objet."

Premier chantre de l’usine complètement automatique, il montre comment tout le système de fabrique est bâti autour de la machine qui produit la force motrice : "La machine à vapeur est le contrôleur général de l’industrie anglaise, c’est elle qui la conduit d’un train régulier, et ne lui permet de se ralentir que lorsqu’elle a rempli sa tâche ; elle soulage aussi ces efforts continuels qui obligent si souvent l’ouvrier à prendre quelques instants de repos." La machine dicte les cadences, interdit la flânerie et soulage l’ouvrier des efforts excessifs. Elle transforme la nature des tâches, remplace "la division du travail entre les artisans par l’analyse d’un procédé dans ses principes constituants. et fait de l’homme de force (celui des mécaniciens ou, plus tard, de Taylor), un surveillant.

C.Babbage : le premier manuel de management

Théoricien du système de fabrique inventé par les spécialistes de la filature, Andrew Ure prétend faire la philosophie d’un système technique. Babbage a d’autres ambitions. Mathématicien de formation, constructeur de machines, Charles Babbage est beaucoup plus proche de Gérard Christian et de tous ceux qui veulent créer une science des machines. Son livre, Economie de la manufacture, est le premier chef-d’oeuvre de la littérature du management. Les contemporains ont tout de suite compris l’importance de ce traité. Fait exceptionnel, deux traductions en ont simultanément été publiées de sorte qu’il fut aussitôt accessible dans deux versions : l’une complète, l’autre abrégée.

Les lecteurs britanniques sont sensibles aux influences françaises que l’on devine dans ce texte : C.Babbage avait une bonne connaissance de la littérature économique française, il a correspondu avec Quetelet, il s’est fait le promoteur du système décimal, et il insiste longuement sur le rôle de la science dans le développement de l’industrie. Les lecteurs français d’alors furent, sans doute, plus sensibles aux descriptions des entreprises britanniques qu’il connaissait admirablement pour les avoir longuement visitées.

La structure du livre, son organisation, son style, le ton employé rappellent que Babbage était aussi logicien. Ses raisonnements sont extrémement rigoureux et précis. Il a beaucoup voyagé, s’est intéressé de près à la mécanique pour construire sa machine à calculer et traite d’un grand nombre de sujets : il ne se contente pas de décrire ce que font les industriels, il analyse et propose. L’attention qu’il porte aux procédés mécaniques l’amène à faire ce qui est sans doute la première théorie de la production en série : l’imprimeur et le fondeur, le mouleur et l’estampeur utilisent des techniques de reproduction, consacrent des soins infinis, et des sommes importantes, à fabriquer un original qu’ils reproduisent ensuite en un très grand nombre d’exemplaires. Un lourd investissement initial leur permet de fabriquer des milliers d’imitations à très bas prix.

Il met en évidence les économies de matières premières que l’on peut réaliser lorsqu’on utilise les outils adéquats : la scie est un meilleur outil que la cognée ou la hache puisqu’elle économise le bois que l’on débite.

Il rapproche et met en évidence deux aspects de la production rarement traités : la mesure et la qualité. Il s’intéresse aux techniques de comptage et de contrôle qu’il intègre dans le calcul économique : "le prix définitif pour l’acheteur, se compose du prix qu’il paie au marchand, plus de la dépense nécessaire pour s’assurer que la qualité de la marchandise livrée est conforme à ses conventions." Remarque qui l’amène 1° à s’intéresser aux moyens de réaliser ce contrôle, mais aussi 2° à une réflexion sur les politiques d’achat : "Quand il traite avec un grand manufacturier, le marchand épargne des frais de vérification, car il n’ignore pas qu’un tel vendeur éprouverait, par la moindre atteinte portée à sa réputation, un dommage bien supérieur aux bénéfices que pourrait lui procurer une seule transaction déloyale." Babbage voit aussi dans la vérification de la qualité un argument en faveur de l’internalisation de productions périphériques : si le gouvernement anglais fabrique sa propre farine, c’est qu’il lui coûterait trop cher de vérifier la qualité de celle fournie par les minotiers.

Babbage généralise le calcul économique et l’applique à tous les aspects de la vie industrielle. Il s'interroge sur le temps nécessaire pour qu'une nouvelle technologie pénètre sur le marché, s'intéresse à l'obsolescence des machines et des produits, parle des effectifs (comment les calculer?), recommande un système salarial basé sur la participation aux bénéfices avec des arguments voisins de ceux utilisés aujourd’hui par les théoriciens du salaire variable et donne des indications sur les méthodes à suivre pour choisir une implantation industrielle qui n'ont pas la profondeur des analyses de Von Thünen mais sont d'une lecture plus facile…

Ces travaux s'inscrivent dans une réflexion sur l’entreprise industrielle. C.Babbage est sans doute l'un des premiers à chercher à comprendre pourquoi naissent et se développent de grandes entreprises. Ses réponses sont multiples : elles permettent des économies d'échelles, ce qu'il illustre en prenant l'exemple du gardien de l'usine que l'on réveille lorsque l'on vient travailler la nuit : son salaire est le même qu'une personne ou vingt le dérangent. Autre exemple : il faut un ouvrier pour régler et réparer les machines. Un seul ouvrier peut régler plusieurs machines, on a donc intérêt à avoir un parc important si on veut correctement utiliser ses compétences. La grande manufacture réduit aussi les frais qu'on engage lorsque l'on entre en discussion avec l'administration. Un seul employé peut négocier avec la douane pour des quantités considérables…

Il montre encore comment la croissance appelle la croissance : si l’on a des ouvriers qui travaillent la nuit, il est intéressant d’investir dans un éclairage au gaz qui pousse à travailler plus et mieux la nuit. Comme tous ses contemporains il s’inquiète de la surproduction, mais il est plutôt optimiste : elle fait baisser les prix, augmente donc le nombre de consommateurs, et contraint l’industriel à évoluer, à trouver des sources d’approvisionnement plus économiques et des organisations plus efficaces. Ces avantages contrebalancent ses inconvénients : baisse des salaires, licenciements…

Loin de n’être qu’un théoricien en chambre, Babbage base la plupart de ses thèses sur l’analyse de situations concrètes. Dans ses mémoires, il raconte comment il a découvert que la vérfication entre dans le prix final du produit : il habitait alors en province et l’un de ses cousins londoniens lui adressait régulièrement des paquets, à charge pour lui de payer le port. Or, à chaque fois, il y avait des erreurs. Impossible, raconte-t-il, d’en trouver la source tant le système des messageries était complexe : le paquet était successivement transporté par des entreprises différentes. L’erreur pouvait avoir été commise à n’importe quelle étape. "These efforts, however, led me to the fact that verification, which in this instance constituted a considerable part of the price of the article, must form a portion of its price in every case." D’où il conclut que la poste devrait prendre en charge le transport des paquets. Son réseau national lui permettrait d’éliminer le coût des vérifications.

Un grand absent : l’American System of Manufacturing

Cette ouverture sur l’extérieur des industriels tranche sur le provincialisme de beaucoup de disciplines intellectuelles, elle indique que élites administratives et industrielles ont eu très tôt conscience d’un retard qu’il fallait rattraper. Seules des études plus approfondies permettraient de vérifier le maintien tout au long du siècle de ce souci d’ouverture. Autant qu’on puisse en juger à la lecture de la littérature contemporaine, il semble que les voyages en Angleterre aient progressivement changé de nature. Aux voyages professionnels du début du siècle, s’est progressivement substitué une sorte de tourisme d’affaires : la visite d’une usine faisant dorénavant partie du programme de tout voyageur en Grande-Bretagne. Ce repli expliquerait que l’on n’ait pas vu apparaître ce qui fut la grande révolution industrielle des années 1850 : le développement, de l’autre coté de l’Atlantique, de l’American Manufacturing System et de ses techniques de productions de pièces parfaitement interchangeables.