Les ingénieurs et Saint-Simon

Alors même que les libéraux popularisaient leurs thèmes, apparait dans le paysage économique français un groupe appelé à jouer un rôle déterminant dans le développement de l’industrie nationale : les élèves des grandes écoles d’ingénieurs et, d’abord, de l’école polytechnique. Quoique militaire, l’école forme des ingénieurs qui font carrière dans des activités civiles : les 3/4 de ses anciens élèves travaillent, en 1831, dans des services publics. Ils investissent très tôt l’administration et les grandes entreprises, notamment les compagnies de chemins de fer.

Héritiers de la tradition des Ponts et chaussées qui pratique depuis des années le calcul économique, il ont une idéologie, le saint-simonisme, une philosophie, le scientisme, et des outils : les mathématiques. Ils appartiennent à ce qu’on appelle la bourgeoisie de capacités. Sélectionnés pour leurs compétences intellectuelles, ce sont des enfants d’une bourgeoisie assez riche pour payer les études (l’école est alors payante), mais sans véritable fortune. Leurs parents exercent une profession libérale, sont fonctionnaires ou officiers… Peu de particules nobiliaires dans les noms des élèves, peu de propriétaires terriens, beaucoup de libéraux, de jeunes gens formés dans des familles auxquelles la Restauration et la réaction n’ont rien apporté.

La chronique de l’école est remplie de récits de conflits avec les autorités pour motifs politiques. Ces jeunes gens sont les victimes directes de la politique réactionnaire du gouvernement, des mesures qui visent à renforcer le pouvoir des propriétaires terriens. Ils ont fait des études solides si l’on en juge par les programmes et par les protestations des militaires qui se plaignent (déjà!) d’une vue qui baisse pendant les années d’école. Ils ont de l’ambition. Le saint-simonisme qui offrait une justification politique et sociale à leurs ambitions personnelles ne pouvait que les séduire. Il devint l’idéologie naturelle de ces ingénieurs qui voulaient conquérir l’appareil d’Etat.

Une idéologie de la méritocratie : le saint-simonisme

L’histoire du mouvement saint-simonien est bien connue. On en a souvent retenu l’aspect religieux : la fondation de l’Eglise, la prédication, les retraites à Menilmontant, le Pape Enfantin, les apôtres… tout le fatras d’une secte. Cela nous parait ridicule et on essaie de l’oublier lorsque l’on aborde les réalisations industrielles de ces mêmes saint-simoniens : la création du canal de Suez, la colonisation de l’Algérie…

En fait, ce vocabulaire, cette tentation de créer une église doit être remise dans son contexte. Fonder une Eglise, c’était changer de dimension, c’était se donner les moyens de toucher une population beaucoup plus vaste. C’était aussi répondre à une sorte d’attente religieuse de la jeunesse d’alors. Sebastien Charlety raconte dans son histoire du saint-simonisme, que plusieurs jeunes saint-simoniens étaient devenus templiers. "Nous étions, dit l’un des jeunes gens qu’il cite, à l’affût de toutes les manifestations philosophiques ayant une tendance religieuse." A la même époque, Lamartine va en pèlerinage sur les lieux saints, Vigny lit la bible, Nodier découvre les rèves ("le sommeil (…) est l’état le plus lucide de la pensée") et Hugo les "voix intérieures". L’Eglise est, pour les saint-simoniens un outil de propagande, parmi d’autres.

En 1830, ils reprirent un quotidien connu : Le Globe, dont ils firent le journal de la doctrine de Saint-Simon. On y trouve l’essentiel de l’idéologie saint-simonienne, présentée dans un vocabulaire qui n’a rien de religieux, et saisi dans une actualité qui montre mieux comment elle a pu devenir l’idéologie de la méritocratie. Dès le premier numéro, le journal affiche, dans une profession de foi signée Pierre Leroux, un typographe et journaliste passé quelques années plus tôt par l’école polytechnique, ses deux thèmes majeurs : l’émancipation complète de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre et le classement selon les capacités et les oeuvres.

Ces deux thèmes seront inlassablement repris, numéro après numéro. Il faut dire que l’actualité politique s’y prête. On discute de la loi électorale, censitaire, qui exclue pratiquement de la vie politique les ouvriers, mais aussi les entrepreneurs. Le journal polémique vigoureusement avec le gouvernement et la presse de droite, il dénonce à longueur de colonnes les oisifs qui confisquent le vote et ce système qui condamne ceux qui n’ont rien à "rester à rien". Il s’en prend avec vigueur à la féodalité : "ce qui constitue le passé, l’ancien régime, la hideuse féodalité, c’est la prééminence de l’oisiveté sur le travail". (20/1/1831) et multiplie les articles sur les producteurs.

Ces combats leur donnent l’occasion d’élaborer une doctrine administrative. Les saint-simoniens ne souhaitent pas comme les libéraux réduire le rôle de l’Etat, ils veulent, ce qui est tout différent, le conquérir. "Ce qu’il faut aux nations modernes, c’est que les sociétés ne soient plus administrées au profit des oisifs." Ils luttent contre la décentralisation que viennent de redécouvrir les royalistes, insistent sur les vertus de la centralisation, de l’installation à Paris, au milieu des populations les plus éclairées. Ils s’opposent vivement aux partisans du laissez-faire. Seule, disent-ils, l’intervention du gouvernement permettra de financer les grands travaux d’équipement nécessaires au développement économique. Les plus dynamiques, les frères Flachat, Clapeyron, Lamé, s’associent dans ce combat et publient un livre-programme qui demande le financement public des voies de navigation, des chemins de fer, de la distribution de l’eau, des ponts, mais aussi de l’industrie métallurgique et de l’agriculture (développement de fermes modèles…).

Contre les libéraux, qu’ils accusent d’égalitarisme, ils se font les porte-paroles des "travailleurs" qui ne sont pas, Marx l’a souligné, des ouvriers, "mais le capitaliste industriel et commercial". Ces travailleurs ne sont pas hostiles à l’ordre, bien au contraire, mais ils aimeraient qu’il soit organisé autrement. "Il n’existe de société, écrit un rédacteur anonyme du Globe, le 2 février 1831, que là où il y a association. Or, là où il y a association, il y a unité, il y a ordre ; là où il y a ordre, il y a hiérarchie et inégalité." Il ne s’agit donc pas de supprimer la hiérarchie, mais de modifier les critères d’accession aux sommets. Au féodalisme qui privilégie l’antiquité des familles, à la ploutocratie qui met en avant la fortune, ils veulent substituer les "capacités". "Le seul ordre qui ne soit pas tyrannique, le seul que les hommes puissent aimer, est celui qui reposera sur ce précepte : A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses oeuvres." Comment cette philosophie n’aurait-elle pas séduit les élèves de l’école polytechnique? Michel Chevalier, Carnot, Laurent, Bart… et bien d’autres tombèrent rapidement sous le charme.

La passion française de l’éducation

Ces enfants de la petite bourgeoisie doivent beaucoup sinon tout à l’éducation. Leur diplôme d’ingénieur militaire leur ouvre les portes de la haute administration, celles des Ponts et Chaussées, notamment, puis, plus tard, celles des grandes entreprises. Ils ont le sentiment de ne devoir leur réussite scolaire qu’à leur travail et leur intelligence et sont naturellement amenés à faire jouer à l’éducation un rôle de tout premier plan. On les voit, tout au long du siècle, se faire les avocats de l’enseignement, développer des écoles pour les ouvriers, les contremaîtres et les ingénieurs.

En 1826, Charles Dupin lance des cours publics et gratuits de sciences appliquées aux arts et aux métiers. Deux ans plus tard, des enseignements sont créés dans toutes les grandes villes de France. A Saint-Brieuc, à la Rochelle, à Libourne, à Fécamp, à Metz, à Arras… les cours sont dispensés par d’anciens élèves de l’école polytechnique. Au Havre, à Louviers, à Toulouse, des architectes, des professeurs d’hydrographie, des ingénieurs des arts et métiers prennent en charge ces enseignements qui associent la mécanique, le dessin linéaire, la géométrie. En Angleterre ou en Allemagne, l’enseignement professionnel est organisé dans les entreprises, au gré des besoins, en France, le système scolaire français se construit du sommet. On voit des membres de l’Institut, des savants renommés préparer des cours de mécanique ou de physique, rédiger des manuels pour les ouvriers.

On retrouve des polytechniciens à l’origine de l’école centrale qui avait, en 1828, lors de sa création, pour ambition de former les "médecins des usines et fabriques." Ce qui se rapproche le plus du management est enseigné dans un cours d’économie industrielle qui présente "aux élèves les éléments de la théorie générale de l’industrie sans oublier l’examen des lois instituées pour garantir, modifier ou imposer la propriété industrielle. On y insistait sur la division du travail, sur ses principes et effets, sur la nature et les fonctions des divers agents de la production, sur les bâtiments nécessaires à l’exploitation, sur la comptabilité industrielle, sur la circulation des produits, sur les droits de toutes sortes qui entravent cette circulation ou qui ont pour but de la protéger." L’influence de Jean-Baptiste Say et de l’école libérale dans ce programme est manifeste. Seule nuance : le rôle attribué à la statistique. Elle "devait être constamment appelée en témoignage pour donner aux principes exposés toute l’autorité d’un fait expérimental, et les documents fournis par elle devaient exercer les élèves à dresser des cartes industrielles de la France." On devine, là, l’influence de Chaptal. On avait aussi prévu un cours d’hygiène industrielle confié à Parent-Duchatelet. Mais tous deux furent rapidement abandonnés. L’essentiel était ailleurs, dans les enseignements de dessin et de mécanique et de physique. Ces ingénieurs sont d’abord des techniciens que l’on veut familiariser avec "les différents détails des constructions industrielles."

En supprimant les corporations, la révolution a détruit le système traditionnel de formation professionnelle. La bourgeoisie des capacités en reconstruit un à l’image de ce qu’elle a connu. Ce système fait la part belle à la théorie, à la mécanique et aux mathématiques. Etait-il efficace? Les ouvriers de Metz qui suivaient les cours de Poncelet, Morin ou Bergery, comprenaient-ils ce qu’on leur enseignait? En trouvaient-ils des applications dans leur travail quotidien? La lecture de ces cours qui nous reste permet d’en douter. Mais, l’important est peut-être ailleurs.

A travers tout ce mouvement, ce sont les élites éduquées de la France, qui construisent leur pouvoir, introduisent et imposent leurs valeurs au reste de la société. L’éducation sélectionne les élites, établit la hiérarchie et lui donne les bases les plus solides, celles de la science, de la raison. La conviction que l’éducation est le moteur de la société, le respect de la hiérarchie et la confiance en la science semblent avoir été les 3 valeurs dominantes des enfants de la petite bourgeoisie qui ont progressivement occupé les leviers de l’appareil administratif et industriel français.

Cet intérêt pour l’éducation va avec un sens aigu de la hiérarchie et de l’autorité. S’il est vrai que la réussite scolaire est affaire individuelle, indifférente à l’origine sociale, au capital, à la profession, au nom des parents, il est vrai, aussi, qu’elle établit des différences d’autant plus solides qu’elles sont basées sur la compétence intellectuelle, le savoir et la science.

Une école d’organisation : l’armée

Quoiqu’appelés à des fonctions civiles, les ingénieurs de l’école polytechnique sont formés dans une école militaire. Ils y découvrent la seule institution qui se soit penchée sur des problèmes d’organisation : l’armée.

Le reproche de militarisme revient souvent dans la littérature sur le management. Frédérick Taylor critique violemment le "type militaire" d’organisation dans lequel les ouvriers recoivent "leurs ordres d’un seul homme, chef d’atelier ou chef d’équipe", et demande qu’on lui substitue la direction administrative. Venant d’un auteur qu’on a mille fois accusé de militarisme, le commentaire ne manque pas de sel. Ces critiques font partie de l’attirail rhétorique du domaine, elles ne rendent pas justice au rôle de l’armée dans l’invention des techniques modernes d’organisation.

On associe, en général, l’organisation militaire à la discipline, elle fut aussi la matrice de systèmes de commandement complexes où le même individu peut avoir simultanément plusieurs chefs. Les jeunes élèves de l’école polytechnique étaient sensibilisés aux questions que posaient les transferts d’autorité lors de la construction des ouvrages militaires : les officiers de ligne, commandants ordinaires des soldats, cédaient leur commandement aux officiers du génie. Mais jusqu’à quel point devaient-ils le céder? que devaient-ils faire lorsqu’un officier du génie n’arrivait pas à se faire obéir? Autant de questions pratiques qui les amènaient à s’interroger sur l’art du commandement.

L’armée fut, aussi, la première institution à créer un système de promotion basé sur des principes réfléchis. Héritière de la double tradition démocratique révolutionnaire et aristocratique, elle a dû inventer, sous la Restauration, un système de nomination et de formation de ses personnels d’encadrement qui concilie les attentes des militaires issus du rang, formés pendant les campagnes napoléoniennes, et les ambitions des jeunes gens issus des écoles d’officiers.

En 1818, le ministre de la Guerre, Gouvion de Saint-Cyr fait voter une loi qui introduit dans la gestion des officiers deux principes majeurs que l’on retrouver ensuite dans toutes les gestions de cadres : l’avancement à l’ancienneté et à la capacité. "Nul, dit ce texte, ne pourra être officier, s’il n’a servi pendant deux ans comme sous-officier, ou s’il a suivi pendant le même temps les cours et examens des écoles spéciales militaires et satisfaits aux examens des dites écoles." "Nul officier ne pourra être promu à un grade ou emploi supérieur s’il n’a servi quatre ans dans le grade ou l’emploi immédiatement inférieur." Il y ajoute un système de quota (un tiers des postes de sous lieutenant aux soldats sortis du rang et deux tiers à ceux sortis des écoles) qui n’a pas été retenu dans les entreprises mais dont on trouve trace dans les administrations et organisations internationales. Ce premier texte est complété, en 1834, par un autre principe capital : le grade est la propriété du titulaire, il ne peut le perdre que dans un nombre limité de cas défini par la loi. Son emploi, par contre, est à la disposition du gouvernement. La discussion de ces textes donna lieu à une réflexion approfondie sur l’ancienneté dans la promotion, sur l’égalité des chances, l’avancement au choix et l’avancement à l’ancienneté, les concours…

A l’arbitraire qui régnait sous l’Empire, au choix du roi, qui s’était imposé au lendemain des Cent-Jours, ces textes substituaient des règles qui ne pouvaient qu’intéresser de jeunes élèves officiers soucieux de faire carrière. Il est probable qu’ils furent, plus que d’autres, attentifs aux débats sur l’avancement qui revinrent régulièrement et qu’ils en ont fait leur profit lorsqu’il leur fallut concevoir des organisations industrielles.

Les militaires furent aussi les premiers à découvrir les effets pervers des grandes organisations. S’ils n’en firent pas toujours la théorie, leurs mémoires sont remplis de notations sur la difficulté de commander des groupes nombreux. Les plus observateurs peuvent rapidement témoigner de la difficulté de faire circuler des informations dans un système complexe : "Les généraux (renseignés naturellement par des centaines de témoignages) transmettent leurs rapports officiels ; les officiers chargés de porter les ordres modifient ces documents et rédigent le projet définitif ; le chef d’état-major le conteste et le refait sur nouveaux frais. On le porte au maréchal, il s’écrie : "Vous vous trompez absolument!" et il substitue une nouvelle rédaction. Il ne reste presque rien du rapport définitif." On se croirait dans une grande entreprise contemporaine!

Scientisme, goût des mathématiques et art de l’ingénieur

Ces jeunes gens que la vie militaire initie à l’organisation ont le goût des sciences exactes et une confiance aveugle dans les vertus du calcul. Beaucoup sauront, d’ailleurs, combiner tout au long de leur carrière leur métier d’ingénieur, l’enseignement et l’activité scientifique. Lalanne, Clapeyron, Combes, parmi bien d’autres, illustrent ce va et vient entre la recherche et les affaires.

Le mariage des sciences exactes et du management est né, en France, avec Vauban et fut entretenu par les ingénieurs des ponts et chaussées. Leibnitz qui fut directeur de mines, l’inventa de son coté en Allemagne. Mais, jamais auparavant on n’avait formé aussi systématiquement une élite à ces techniques.

Les premiers professeurs de l’Ecole polytechnique sont des héritiers directs de la pensée des Encyclopédistes : Monge, Laplace, Lagrange. Leur philosophie repose sur la conviction que la science est terminée et que l’on peut mathématiser le monde. Ils ne manquent pas de le faire, au risque de faire sourire. Dans les notes que prit Tocqueville lors de son voyage de cinq semaines en Angleterre, on trouve ce passage sur la visite de quelques ingénieurs de l’école polytechnique. "Ils n’ont, raconte le consul de France à Liverpool qu’interroge Tocqueville, voulu rester que trois jours ; ont visité seuls le railway et, lorsqu’on leur énonçait un fait, M.Navier, après avoir fait ses calculs, répondait souvent : "La chose est impossible, elle ne s’accorde point avec la théorie!" Ces messieurs ont laissé les anglais peu pénétrés de leur mérite, du moins comme praticiens."

Ces jeunes gens sont, pour beaucoup, appelés à devenir artilleurs. On les forme aux techniques du calcul simplifié, tel qu’on peut le pratiquer avec une règle et un compas. Ils sont en bonne compagnie : Bonaparte a fait traduire L’art du compas de L.Mascheroni où l’on trouve résolus presque 250 problèmes.

Lorsqu’ils entrent dans des usines, ils appliquent l’art du calcul aux problèmes industriels. Les livres spécialisés se multiplient tout au long du siècle. On pense aux travaux du baron de Prony, dont nous avons déjà présenté les réalisations dans le domaine de la division du travail. Outre ses logarithmes, il a publié des tables "pour faciliter et abréger le calcul des formules relatives au mouvement des eaux dans les canaux découverts et les tuyaux de conduite." Des industriels importent d’Angleterre et fabriquent des instruments qui facilitent les calculs : règles, arithmographe… Le Dictionnaire de technologie leur consacre plusieurs pages et planches en même temps qu’il insiste sur l’art du dessin qui fait de grands progrès et pénètre, lui aussi, dans les ateliers. Ces nouvelles techniques remettent en cause la tradition. "Combien de mécaniciens tracent un arbre de couche par pratique, sans calculer la force qu’il doit avoir? Combien de charpentier, de maçons, d’architectes même, posent des charpentes, des colonnes en bois, en fer, en fonte, des étais, des piliers, sans savoir s’ils sont ou non assez forts pour résister à la charge qu’ils ont à porter? Combien de manufacturiers commandent une chaudière à vapeur sans savoir ce qu’elle doit peser?" demande l’auteur d’un de ces ouvrages qui assure qu’"en Angleterre tous les chefs d’atelier et les ouvriers se servent de règles à calculer et de tables pratiques qui les dirigent avec certitude."

Le calcul introduit dans les affaires industrielles l’étalonnage, la standardisation et séparation entre préparation et exécution d’une opération. A la fin du siècle, Taylor proposera de séparer ces deux tâches et de les confier à des personnes différentes. Au début, il s’agit plutôt de les distinguer et de les mettre en évidence : "Avant d’essayer toute opération de commerce, d’industrie ou de mécanique, on doit s’assurer du succès en calculant les produits et les comparant aux dépenses." écrit Francoeur dans le Dictionnaire de technologie (1823) dont l’objet est, justement, de "fournir les moyens de faire ces calculs". Le monde se mathématise… Grâce à ces ingénieurs, les mathématiques ont joué un rôle décisif dans l’élaboration des théories du management à la française.

Les mécaniciens : Poncelet, Coriolis, Coulomb…

On n’enseignait pas, à proprement parler, la gestion des affaires dans les écoles d’ingénieur. Pas même à l’école Centrale, créée cependant alors que la révolution industrielle battait son plein. L’abondance des matières fit rapidement supprimer le cours d’économie industrielle qu’on avait organisé sur le modèle de celui de Jean-Baptiste Say au Conservatoire des Arts et Métiers. Il faut attendre 1856 pour voir apparaître à l’Ecole Centrale un cours de législation industrielle.

Les élèves de ces écoles n’en étaient pas moins les héritiers d’une longue tradition d’ingénieurs qui avaient développé, depuis Vauban, tout un corps de pratiques managériales. "Je m’assure, disait en 1680 le directeur des fortifications royales, qu’il n’y a personne qui ait fait un peu travailler, qui ne demeure d’accord que 4 hommes bien surveillés font plus d’ouvrage que 6 autres qu’on abandonnerait à leur propre conduite."Ce qu’un autre ingénieur militaire célèbre, Belidor, reprenait, au siècle suivant : "la surveillance coûte moins que la diminution du travail à laquelle son absence donnerait lieu."

Vauban et Belidor n’étaient certainement pas les livres de chevet des élèves de l’école polytechnique, mais leurs professeurs les citaient dans des cours qu’ils illustraient volontiers d’exemples pris dans le monde industriel. L’enseignement de la mécanique de Morin et Poncelet à Metz, semblent avoir été riches de notations de ce type.

On analyse le rendement des moteurs, animés (hommes et animaux) et inanimés. On ne peut l’étudier sans prendre en compte ses repos, sa fatigue et, donc, l’organisation de son travail. "Pour les moteurs animés dont le travail a une durée limitée par la fatigue et par la nécessité du repos, il faut, explique le général Morin dans son cours de mécanique, joindre à l’estimation du travail en 1 seconde l’indication de la durée totale de ce travail, car elle influe beaucoup sur la durée du travail dans chaque unité de temps." Autant dire que la productivité d’un ouvrier varie selon la fatigue, elle n’est pas la même le matin et le soir. Poncelet pousse l’analyse plus loin : "Cette faculté qu’ont les animaux de pouvoir accroitre jusqu’à un certain point la quantité de travail qu’ils livrent dans chaque seconde, est souvent précieuse dans l’industrie manufacturière. Mais il ne faut pas oublier que la durée entière du travail doit être coupée de fréquents repos, et qu’enfin l’effet utile journalier qu’on pourra espérer d’un semblable emploi de moteur sera moindre que celui qu’on obtiendrait d’un travail mieux réglé." On ne saurait être plus clair et… plus proche de ceux qui, 40 ans plus tard, créditeront les ouvriers britanniques d’une plus grande capacité à travailler régulièrement.

Poncelet poursuit : mieux vaut un travail de faible intensité mais régulier qu’un travail intermittent de plus forte intensité. S’appuyant sur les travaux d’ingénieurs de l’armement, il écrit : "il y a tout lieu de croire que les hommes qui sont appliqués à une sonnette, en exerçant des efforts de 18 kilogr., et dont le travail est interrompu par de fréquents repos, développent un effet utile journalier sensiblement moindre que les scieurs de long qui agissent avec un effort égal au plus à 10 kilogr." Ce n’est pas l’intensité qui fait le travail utile, c’est la régularité… On est déjà dans le monde de Jules Amar et de Franck Gilbreth…

Coulomb, autre mécanicien de cette génération, annonce l’ergonomie : "Pour tirer tout le parti possible de la forces des hommes, il faut augmenter l’effet sans augmenter la fatigue." Un thème que reprend un peu plus tard Coriolis : "Lorsqu’on emploie les hommes comme moteurs, on remarque que suivant qu’ils agissent à l’aide de tels ou tels muscles, ils produisent plus ou moins de travail en se fatiguant également, et qu’en agissant avec les mêmes membres, le travail produit par une même fatigue varie avec la rapidité du mouvement de ces membres, et avec l’effort qu’ils ont à développer. Ainsi, à fatigue égale, au bout de la journée, l’homme avec les muscles des jambes, produit plus de travail qu’avec ceux des bras, et en agissant avec les jambes, il produit le plus de travail possible, lorsque les mouvements n’ont pas plus de rapidité que dans la marche ordinaire, et que l’effort à exercer aproche le plus possible celui que ses muscles exercent habituellement dans la marche." Suivent, assez logiquement, des recommandations pour remplacer, dans les ateliers les escaliers par des rampes.

Bien loin d’être réservés aux élèves ingénieurs de l’école Polytechnique, ces travaux ont été largement diffusés. Le Dictionnaire de Technologie 1826 consacre, en 1826, plus de quarante pages à l’article "force". On y trouve des calculs sur la force de l’homme et des remarques sur la fatigue, sur le rythme et la durée du travail : "L’homme ne peut guère travailler plus de 8 ou 10 heures par jour, partagées en deux ou trois intervalles." Les nombreux résultats de Coulomb et Navier sur le transports horizontaux et verticaux de charges sont présentés. Poncelet, Bergery rédigent les cours qu’ils donnent aux ouvriers de Metz… Stéphane Flachat cite longuement Coulomb, Coriolis, Poncelet, dans l’ouvrage de vulgarisation qu’il publie en 1835. On y trouve de nombreux exemples de calcul économique. "Il y a, dit-il, deux choses à considérer en mécanique pratique, la quantité de travail du moteur, l’effet utile de la machine, la quantité de traavil étant ce qui se paie ou, si l’on veut, la base du prix du travail." L’effet utile d’une machine ne peut jamais être égal à la quantité de travail du moteur, du fait des mouvements, des pertes de force. "Cette différence se résout en argent : c’est une des questions vitales de l’établissement d’une manufacture."

Le mécanicien se fait économiste, mais aussi entrepreneur : Flachat donne l’exemple de calculs qu’il convient de faire avant d’investir. Avant d’acheter une chute d’eau pour une certaine fabrication, il faut calculer le coût annuel de cette source de travail en tenant compte des frais d’établissement et comparer avec une machine à vapeur placée dans le même bâtiment. Il ne suffit pas de faire des comparaisons, encore faut-il qu’elles soient justifiées : "Il ne faut ainsi comparer les dépenses que pour des quantités de travail qui, non seulement soient les mêmes, mais qui soient produites en des points où il soit également facile de les employer au même usage." On devine derrière ce conseil une réflexion sur les machines à vapeur qui n’ont pas les mêmes contraintes que les chutes d’eau.

Il y a en germe dans ces textes d’ingénieur l’essentiel du taylorisme. Tous ces travaux mènent, comme l’indique François Vatin dans le livre qu’il a consacré à ces mécaniciens, à "de déterminer le contenu d’une "loyale journée de travail", comme pourra la concevoir un bon siècle plus tard Frederick Taylor." C’est bien ainsi que les industriels les plus novateurs le comprendront. C’est ce que fit, explicitement, Lammot du Pont, le patron du groupe chimique, aux Etats-Unis, à la fin du siècle, alors que Taylor n’était encore que contremaitre.

Bergery ou le calcul au service de la gestion

Claude Bergery est l’un de ceux qui ont le plus fait pour faire entrer le calcul dans le monde industriel. Polytechnicien, professeur à l’école d’application de Metz, il donne, avec d’autres professeurs de l’école, des cours à des ouvriers et artisans de Metz. Cette expérience s’inscrit dans le programme d’éducation populaire, au confluent de la philanthropie et du saint-simonisme, qu’un autre polytechnicien, Charles Dupin, a lancé en 1825. Une centaine d’écoles de ce type sont créées en France, dans de grandes villes, mais aussi à Fécamp, Saint-Brieuc, Libourne, Rochefort ou Paimbeuf. Des ingénieurs de la marine, des polytechniciens et d’anciens élèves de l’école des arts et métiers y donnent des cours de géométrie, de dessin, de levée de plans à des ouvriers et des artisans. C’est l’art de l’ingénieur militaire qui est ainsi offert à quelques milliers de producteurs.

Le texte des cours de Bergery a fait l’objet d’une publication, Economie industrielle au service de l’industrie, qui est, avec les livres contemporains de Babbage et Ure l’un des premiers manuels de management. Il est conçu comme tel : "L’Economie industrielle telle que je l’enseignerai, explique Bergery, sera vraiment la science de l’industrie : elle présentera les règles à suivre et les moyens à employer par toutes les classes de producteurs, pour arriver aussi promptement qu’il est possible, à l’aisance et au bonheur social." Ecrit d’après des cours prononcés devant un public d’artisans et d’ouvriers, il utilise un style simple, direct, qui évoque celui qu’utilisent aujourd’hui encore beaucoup d’auteurs d’ouvrages de management.

Ce livre n’eut aucun succès, on le lit peu et, quand on le fait, c’est pour retenir le plus banal de travaux qui méritent beaucoup mieux que l’indifférence dans laquelle ils sont tombés. Bergery a en effet tenté, et réussi, la mathématisation des thèses de Jean-Baptiste Say sur la direction des affaires. Il multiplie dans son texte les équations, les calculs, mais presque toujours pour aboutir à des résultats qu’on trouve déjà chez l’économiste. Son texte est au confluent de deux traditions : celle des économistes, proches des milieux d’affaires, et celle des ingénieurs des Ponts et Chaussées qui pratiquent le calcul économique pour le compte de l’administration.

Ses recommandations rappellent souvent celles de Jean-Baptiste Say. Il recommande, comme lui, de construire des bâtiments légers, montre que les machines sont plus rentables que les hommes, qu’il faut les utiliser au maximum et ne pas hésiter à faire travailler les ouvriers la nuit. Mais là où l’économiste se contentait de raisonnements littéraires, il procède comme les économistes d’entreprise qui calculent la rentabilité d’un investissement en intégrant le coût de l’entretien et du renouvellement des machines et des locaux.

Lorsqu’il décompose les coûts d’une machine ou d’un bâtiment, il met systématiquement en évidence les frais d’entretien et de renouvellement. Cette insistance vient en ligne directe des calculs des Ponts et Chaussées sur l’usure des routes. Comme les mécaniciens, comme Poncelet, Navier ou Coulomb, il compare la machine animale et la machine mécanique. Comme les économistes, il introduit dans ses analyses le calcul des intérêts et fait intervenir dans ses raisonnements des données démographiques et les tables de mortalité qu’utilisent les mathématiciens qui analysent les rentes viagères, les tontines et les assurances sur la vie.

Le futur est présent dans toutes ses analyses. Aide à la décision, le calcul permet d’anticiper les conséquences d’un choix. Précurseur des économistes de l’entreprise contemporains, Bergery fait régulièrement appel au calcul des coûts périodiques des investissements. Il assimile les amortissements à des provisions pour renouvellement. Imaginons que vous ayez acheté 36 000F une machine qui ne vaudra plus lorsque vous la remplacerez, dans 10 ans, que 12 000F. Ce serait une erreur de diviser la perte (24 000F) par 10 pour calculer l’amortissement. "Les dépenses d’un fabricant ne sont que des avances ; elles sont comprises dans le prix des produits et rentrent en caisse à mesure que ces produits sortent du magasin. Par conséquent, les ventes qui se feront dans la première année ou à la fin de cette année restitueront une partie des 24 000F. et cette partie rapportera un intérêt pendant les 9 années restantes, et l’intérêt de la deuxième année aussi un intérêt durant la troisième (…) C’est donc la somme qui, placée chaque année à intérêts composés, formerait un capital de 24 000F au bout de 10 ans, intérêts compris, qu’il faut compter comme une dépense annuelle. Appliquant les règles de l’arithmétique des spéculations, vous trouverez que cette somme est de 1908F."

Bergery insiste sur la relation entre la baisse des prix et l’augmentation des consommations : on a remarqué, dit-il, qu’une baisse de 25% des prix amenait un doublement de la demande. Mais il ne se contente pas d’en conclure à la nécessité d’augmenter la production, il cherche une équation qui permette de définir le niveau souhaitable des prix. Problème qu’il formule ainsi : de combien faut-il baisser les prix pour maintenir le bénéfice au niveau souhaité?

Un calcul donne la réponse. Il fait apparaître des notions nouvelles comme celles de juste prix et de profit légitime. Pour l’ingénieur, le juste prix n’est pas celui qui se négocie sur le marché, c’est celui qui donne à l’entrepreneur un profit légitime. Comment ne pas penser aux travaux des ingénieurs des Ponts et Chaussées sur les tarifs des transports? Bergery pense dans le même moule. Il applique à l’économie privée les préoccupations de l’économie publique. Le juste prix n’est pas, en effet, un prix moral comme il peut l’être chez Aristote, ce n’est pas non plus un prix défini par le libre jeu de la concurrence, c’est le résultat d’un calcul.

L’industriel de Bergery raisonne comme s’il était en situation de monopole, seul à décider, avec pour seul contrôle une instance supérieure qui lui dit ce que doit être son profit. Bergery définit ce profit "légitime" : il "renferme le salaire qui doit être alloué à l’entrepreneur d’industrie proportionnellement à l’importance de l’entreprise et aux talents qu’elle réclame ; il comprend aussi une sorte de prime d’assurances contre les chances de pertes." Cette définition anticipe celle que donnera, quelques années plus tard, John Stuart Mill lorsqu’il découpera le profit en trois éléments : le salaire de l’entrepreneur, la prime de risque et l’intérêt du capital qu’il a investi dans l’affaire.

Il n’est guére difficile de calculer une prime de risques, il suffit de prendre exemple sur les assureurs. Reste à définir le salaire de l’entrepreneur. Il comprend, nous dit Bergery, le prix du service de ses qualités naturelles et une rente du fonds d’éducation calculée selon les méthodes utilisées pour les rentes viagères. Depuis votre naissance, vos parents ont dépensé de l’argent pour vous. Si cet argent avait été placé à 5%, il aurait rapporté un intérêt. Sachant que vous avez eu la chance de survivre, alors que d’autres sont morts, vous auriez aujourd’hui dans cette hypothèse un capital grossi de celui qu’ont perdu les parents des enfants sont morts. Nous savons, d’après les tables de mortalité, combien d’années, il vous reste à vivre. Entre donc, dans la définition du salaire de l’entrepreneur et, donc, de son profit "légitime", l’équivalent des annuités que l’on vous verserait si ce capital avait été placé, à la naissance, en rente viagère.

Dans un autre passage, il propose une méthode pour calculer une réduction de prix qui ne diminue pas le profit. Le calcul éconmique entre dans l’entreprise. Il le fait, de manière surprenante, à l’occasion de cours donnés à des ouvriers, ce qui amène Bergery à s’interroger sur ce que doit être leur salaire. Ce doit être, dit-il, la rémunération de ces capitaux que sont sa "force corporelle, l’adresse qu’il a puisée dans son apprentisage, la connaissance relative de son métier." On est loin des considérations libérales sur le prix du travail sur le marché ou des discours des philanthropes sur les revenus nécessaires à l’entretien d’une famille.

Auteur d’une Géométrie appliquée à l’industrie, Bergery réfléchit encore sur les compétences ouvrières : la "charpenterie est un art tout géométrique, le fondeur est souvent fort embarassé pour construire ses moules, parce qu’il ignore la génération géométrique des surfaces qu’il n’a pas l’habitude de produire…" De là à imaginer la création d’un bureau d’études, il n’y a qu’un pas. Bergery ne le franchit pas, mais on retrouve le pré-taylorien dans son approche arithmétique de la division du travail : "tout homme est capable d’exécuter au moins 5 mouvements par seconde, il y a 36 000 secondes dans une journée de 10 heures, elle peut par conséquent permettre 180 000 mouvements…" On le retrouve aussi dans sa défense et illustration de l’étalonnage, c’est-à-dire de la standardisation.

Sur beaucoup de sujets, Bergery est très proche des libéraux et, notamment, de J.B.Say. Mais pas sur tous. Contre le grand économiste, mais aussi contre la plupart des chefs d’entreprise, il recommande l’intégration en aval qui permet le cumul des marges : "Il est un moyen de vendre en gros à bas prix, sans rien sacrifier au bénéfice légitime : c’est de prendre part à la vente en détail. Faites vous donc fabricant-détaillant, si la nature de vos produits et les localités vous le permettent." Cette position est tout à la fois originale et moderne. La plupart des acteurs économiques séparaient alors nettement les fonctions industrielles et commerciales. Le débat sur le protectionnisme aidant, chacun savait bien que les négociants et les fabricants n’avaient pas les mêmes intérêts.

On a vu que Bergery entrait dans les détails de l’organiation. Il analyse la gestion des files d’attente dans les ateliers : s’il est une opération élémentaire qui prend plus de temps que les autres, le temps double, par exemple, il faut la doubler pour éviter les encombrements. Il insiste sur les vertus de la mesure dans des remarques que l’on attendrait plutôt chez Taylor, comme celles qu’il fait sur la mesure des temps nécessaires pour réaliser une opération : "la durée de chaque opération élémentaire doit être soigneusement appréciée. S’il en est qui demandent plus de temps que d’autres, un temps double, par exemple, on affecte deux ouvriers à chacune des premières et on confie chacune des secondes à un seul homme ; ou bien, ce qui est moins avantageux, le même ouvrier est chargé de deux des opérations les moins longues et les autres deviennent chacune l’attribution d’un seul individu. De cette manière, il n’y a jamais encombrement à aucun établi, et personne ne peut rester séparément un seul instant oisif." Ce texte aurait enchanté Emile Belot, autre polytechnicien, spécialiste de l’industrie du tabac qui écrivait au début du siècle suivant.

Il recommande encore aux fabricants de procéder à une revue hebdomadaire de tout le matériel, qui annonce les visites de machines que pratiquent aujourd’hui les spécialistes de la maintenance : "Il faut avoir l’inventaire à la main, afin de reconnaître s’il y a eu des vols. Notez avec soin les réparations à faire aux outils, aux machines et aux bâtiments ; notez aussi les pièces hors-service et dès le le lundi matin, faites exécuter les remplacements et les séparations. L’état des ateliers au commencement de la semaine a une grande influence sur la quantité et la qualité des produits qu’on emmagasine à la fin."

Ce texte est extrémement riche. Sans doute trop pour l’auditoire messin qui manquait de l’instruction nécessaire pour suivre tous les raisonnements méthématiques de C.Bergery. Mauléon, qui suivit de près cette expérience d’enseignement populaire souhaitait que ces écoles "se hâtent de propager la connaissance de la lecture et de l’écriture, car elle a besoin d’être répandue beaucoup plus qu’elle n’est aujourd’hui." Mais, on peut imaginer que Beregery s’exprimait autrement dans ses cours que dans son livre. De fait, beaucoup de ses recommandations peuvent être résumés en quelques mots.

Stéphane Flachat : Faites circuler!

En se spécialisant dans l’enseignement, Claude Bergery s’est éloigné de la tradition des ingénieurs des ponts et chaussées. Stéphane Flachat, qui participa à la construction de chemins de fer, en est plus proche. Nous avons cité son cours de mécanique, ouvrage de vulgarisation qui reprend de longs passages de ses prédecesseurs. A lire cet ouvrage, on devine qu’il a lu et étudié Ricardo. Comme l’économiste britannique, il fait du travail, qu’il soit d’origine animée ou inanimée, la source de la valeur. Comme un économiste, encore, il insiste sur la circulation de l’argent. Un voyage qu’il fait en Angleterre lui donne l’occasion de découvrir les entrepots de mincing lane. il en fait une longue description dans un ouvrage qu’il consacre au canal maritime de Paris à Rouen, description qu’il reprend un peu plus tard dans l’ouvrage qu’il rédige avec Clapeyron, Lamé et son frère, Eugène.

Ce texte montre que les préoccupations de cet ingénieur des ponts et chaussées, formé à comparer les coûts des voies navigables, des routes et des chemins de fer, allaient au delà du seul transport physique et intégraient ce que nous appelons aujourd’hui la logistique.

La maison commerciale, qu’il décrit et qu’il souhaite voir imitée en France, "se compose de grands corridors, le long desquels sont distribués de petits appartements composés d’une antichambre et d’un cabinet ; c’est là tout le local nécessaire aux plus fortes maisons opérant sur les matières exotiques de consommation." Si ces maions peuvent se contenter de si peu de place, c’est qu’elles utilisent un procédé d’écriture original : le warrant. Lorsque la marchandise arrive au port, elle est aussitôt déchargée et stockée dans des entrepots. Les compagnies de docks remettent à l’importateur une "reconnaissance qu’elles ont reçu et emmagasiné pour son compte telle quantité de marchandise de tel poids, de telle qualité." Ces reconnaissances, ou warrants, son transmissibles par endossement. "L’endossement constitue la vente légale" : "la marchandise a changé de main sans avoir changé de place, sans frais de manutention, de pesage et, surtout, de transport." Grâce à ce document de papier, la division du travail entre le banquier, le spécialiste de l’entreposage et le négociant peut se réaliser, le négociant "peut trouver de l’argent chez un banquier qui lui en donne parce qu’il peut mettre la marchandise qui lui sert de garantie en portefeuille, et qu’il n’en donneriat pas s’il fallait la mettre en magasin, parce que les banquiers savent aujourd’hui, par expérience, ce qu’il leur en coûte d’avoir des magasins…"

Il faut, nous dit Flachat, dématérialiser la marchandise, la monétiser pour mieux la faire circuler : "Les progrès accomplis par la saine éocnomie politique consisteraient aujourd’hui à dire au gouvernement, non plus laissez-faire, mais faites circuler." La mobilité des valeurs est, dit-il, le principe fondamental du travail et le "stimulant le plus énergique de ses progrès."

Le grand entrepot qu’imagine Flachat doit être géré par un spécialiste. Pour que ce projet aboutisse, il faut, en effet, que le négiociant puisse s’afranchir de tous les soins minutieux de surveillance, de manutention et d’administrations qui absorbent une sigrande partie de son temps. Seule une grande compagnie peut prendre cela à sa charge.

Une génération conquérante

D’autres ingénieurs, dont nous n’avons pas retrouvé les textes, mériteraient certainement d’être intégrés dans cette revue. Sans doute partageraient-ils avec les quelques auteurs que nous avons ici retenus les quelques traits qui les distinguent de tous ceux qui ont écrit plus tard sur le management, et notamment :

- des carrières précoces, très riches, qui les amènent à associer enseignement, recherche, activité industrielle, gestion de grands projets.

- le goût des mathématiques et une grande curiosité intellectuelle qui les a amenés à voyager, à fréquenter savants et économistes,

- des ambitions "politiques" : ils veulent changer le monde, qui ne se réduit pas à une entreprise ou à une technique.

Ces ingénieurs n’étaient pas encore des hommes de l’organisation… Ils le deviendront plus tard.