Le taylorisme, enfin…

Tant pour le grand public que pour les spécialistes, le taylorisme est synonyme d’organisation du travail. Est-ce à dire que l’industrie française a été plus taylorienne que d’autres? Certainement pas. La standardisation, les études de mouvement, la création de bureaux d’études, l’utilisation de méthodes graphiques, en un mot, tout ce qu’on associe au taylorisme ne s’est que s’est très lentement imposé dans un pays qui a toujours préféré les PME et autres "entreprises à taille humaine" aux grandes sociétés. Henry Le Chatelier, qui joua un rôle important dans la diffusion des idées de Taylor en France avouait en 1928 sa déception dans un article tout entier consacré aux motifs de ce demi-échec.

Reste que le taylorisme est pratiquement devenu synonyme de modernisation et d’industrialisation alors que son contemporain, le fayolisme, n’a pas quitté les milieux de spécialistes. Les moyens mis en oeuvre pour diffuser les idées de Taylor expliquent ce succès. Des intellectuels de renom, des industriels, des syndicalistes se sont très tôt fait l’avocat de ses thèses. Des dizaines d’ouvrages sur ses méthodes ont été publiés. Comme on le verra, les travaux de ses principaux collègues et collaborateurs, Gilbreth, Gantt, Thompson ont été rapidement traduits en français. Il n’est pas excessif de parler de véritable mouvement d’opinion dans les milieux industriels.

On peut, toutefois, s’interroger : pourquoi un ingénieur américain, spécialiste de la métallurgie, auteur d’un livre plutôt mal construit sur l’organisation, a-t-il trouvé aussi vite des soutiens nombreux et puissants chez les intellectuels et les professionnels du management français? Appeler Organisation Scientifique du Travail, OST, cet ensemble disparate d’idées était une trouvaille. L’association de la science à l’industrie ne pouvait que séduire un peuple qui recrute ses élites dans les écoles d’ingénieur. Mais un mot, même très bien choisi, n’aurait pas suffi, s’il n’y avait eu un terrain pour accueillir ces idées. Le succès du taylorisme tient à ce qu’il a su réunir, dans une synthèse audacieuse, des idées, des thèmes et des méthodes qui couraient depuis des années dans les milieux industriels. Le taylorisme avait des aspects originaux, mais son succès vient de ce qu’il sut aussi faire la synthèse des travaux de tous ceux qui, depuis Christian et Babbage, analysaient le monde de la production et cherchaient à le rationaliser. En d’autres mots, l’arrivée de l’Organisation Scientifique du travail dans les théories du management était, en France, depuis longtemps préparée.

La découverte du rendement

Les travaux de Christian, Bergery, la lecture de Babbage, les interventions des ingénieurs avaient familiarisé les industriels avec les notions de standardisation et de contrôle. Le début de la Troisième République leur fit découvrir un nouveau paramètre : le rendement.

Jusqu’alors l’image de l’ouvrier telle que la dessinait la littérature industrielle avait trois facettes : il était pauvre, dangereux et rationnel. Pauvre, il intéressait les philanthropes, dangereux, il militait dans des organisations révolutionnaires et se mettait en grève, rationnel, enfin, il se comportait sur le marché du travail comme n’importe quel agent économique. Au lendemain de la guerre de sécession et de la défaite de 1870, alors que la grande industrie s’installe en France, on découvre qu’il peut, par son action, agir sur la production, la réduire ou l’augmenter : les notions de rendement et de productivité font leur apparition, on voit même des entreprises en faire leur raison d’être. La Société pour la surveillance des machines à vapeur se fait fort de réaliser dans n’importe quel établissement industriel de 15 à 20% d’économie grâce à son personnel chauffeur expérimenté.

Trois phénomènes ont accompagné cette découverte :

- la comparaison des performances ouvrières dans les différents pays industrialisés,

- la question des huit heures,

- l’introduction du travail dans le champ des préoccupations scientifiques.

Les industriels confrontés à la concurrence étrangère ont très vite eu la tentation d’attribuer leur manque de compétitivité à la qualité de leur personnel. Un économiste américain, H.C.Carey, compare l’habileté industrielle des ouvriers des différents pays. Il la voit très forte en Chine, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, mais beaucoup plus faible en France. Il n’est pas traduit en français, mais ses thèses sont présentées et commentées par des auteurs influents, notamment Paul Leroy-Beaulieu, de l’Institut, qui propose d’ajouter deux autres critères à son tableau : le mode d’organisation du travail et son mode de rémunération.

Ces réflexions paraissent alors que la Grande-Bretagne est frappée de plein fouet par la crise des années 70. Les exportations britanniques diminuent et les industriels d’Outre-Manche attribuent spontanément leurs difficultés aux salaires ouvriers beaucoup plus élevés que ceux payés sur le continent. On parle d’un écart de 20%. Mais ont-ils raison? Les salaires anglais sont-ils vraiment responsables des difficultés des industriels?

Non, répond avec quelques autres Thomas Brassey. Ce membre du Parlement, fils de l’entrepreneur chargé de la construction de la ligne de chemin de fer Caen-Cherbourg, publie, en 1879, un livre entièrement consacré à la défense des salaires de l’industrie anglaise : Foreign work and english wages. On a tort, explique-t-il, d’attribuer les difficultés industrielles aux salaires ouvriers. Il est vrai qu’ils sont plus élevés en Grande-Bretagne, mais cette différence est largement compensée par la meilleure productivité des ouvriers anglais.

Pour prouver sa thèse, il multiplie les témoignages et les chiffres. Il est passionnant de voir comment se dégagent de cette argumentation les outils plus tard utilisés pour calculer la productivité. Il compare, par exemple, l’évolution sur plusieurs années de la production de charbon dans les mines britanniques et dans les mines belges. Ses calculs montrent que la productivité des ouvriers britanniques n’a cessé de progresser tandis que celle des belges stagne ou régresse. Un ouvrier anglais produit, nous dit-on, autant qu’1,6 ouvrier français et deux ouvriers allemands.

On cherche des explications dans la race, l’éducation ou la culture. Le silence qui règne dans les usines anglaises, la manière dont on y traite les affaires, avec rapidité, en respectant les rendez-vous, impressionne tous les visiteurs. Taine qui ramène d’un voyage en Angleterre un petit livre n’hésite pas à faire appel à la morpho-psychologie. Il distingue deux types d’ouvriers britanniques, l’athlétique, surabondamment nourri, qui doit ses belles couleurs à l’usage de la bière, et le flegmatique. "Celui-ci se trouve partout, notamment dans les fabriques de coton. Teint pâle, oeil terne, regard froid et fixe, mouvements exacts, réguliers, ménagés ; ils ne dépensent ainsi qu’un minimum d’efforts. C’est pourquoi ils sont des travailleurs excellents ; rien de tel qu’une machine pour conduire des machines." Plus sérieusement, il poursuit : "des manufacturiers français me disent que chez nous l’ouvrier travaille parfaitement bien pendant la première heure, moins bien la seconde, encopre moins bien la troisième, et ainsi de suite en diminuant, en sorte que pendant la dernière heure, il ne fait plus rien de bon. Sa force musculaire fléchit et surtout son attention se relache. Ici, au contraire, l’ouvrier travaille aussi bien pendant la dernière heure que pendant la première. D’ailleurs, sa journée n’est que de 10 heures et non de 12 comme celle de l’ouvrier fançais. Par suite de cette attention plus soutenue, l’Anglais peut mener plus d’ouvrage."

Les économistes que les explications par la race ou la culture ne séduisent pas, cherchent des corrélations entre l’augmentation des salaires et la productivité. Prenant l’exemple de la production de coton, Emile Levasseur montre que l’augmentation de la productivité accompagne la progression historique des salaires.

La réduction du temps de travail

Comme l’indique la remarque de Taine, les réflexions sur la réduction du temps de travail participent à cette découverte de la productivité. Les ouvriers la réclament depuis longtemps. Elle était au coeur de leurs revendications en 1832 et 1848. Des patrons l’ont parfois reprise à leur compte. Dès 1828, des industriels alsaciens ont déposé à l’assemblée une pétition demandant une réduction des horaires. Derrière la philanthropie affichée se cachait le désir de lutter contre la surproduction : pour que la diminution d’horaire soit efficace, il fallait qu’elle soit imposée par l’Etat à tous les industriels. Une loi visant à réduire les horaires est votée en 1848. Elle n’est pas appliquée. Lorsqu’en 1891, l’Office du Travail lance sa grande enquête sur le travail, les horaires sont encore en moyenne de 11 heures dans la région parisienne et de 12 dans le reste de la France.

Mais, les choses changent. La question des huit heures est revenue au premier plan. Les ouvriers se font plus insistants dans leurs revendications. La réduction des horaires devient le deuxième motif de grève. 111 mouvements sur ce thème sont déclenchés en 1893. Les ouvrages et articles sur le sujet se multiplient, Nadaud, Waddington, Lecote, Guesdes, Vaillant, Jaurès déposent des propositions de loi à l’assemblée. Ils recoivent le soutien d’économistes. En 1894, un britannique, John Rae publie un ouvrage rempli de témoignages d’industriels en illustration et défense de la journée de 8 heures. Deux ans plus tard, il est traduit en français. Un économiste au tout début de sa carrière, Charles Rist l’analyse longuement dans l’ouvrage qu’il consacre en 1898 à la Journée de travail de l’adulte.

Rae affirme que la réduction des horaires n’entraine pas une réduction de la production. C’est tout le contraire : "ce qui est très courant dans tous les cas de réduction des heures de travail de 11 heures à 10 heures ou à 8 heures, c’est une légère augmentation, soit immédiatement, soit après 6 ou 12 mois." Cette thèse tire sa force de ce qu’elle repose sur une enquête approfondie auprès d’industriels britanniques. Souvent ceux-ci découvrent ce phénomène par hasard, lorsqu’ils tentent de limiter leur production dans une période de crise. "Les patrons, ajoute l’économiste britannique, sont souvent surpris de voir que les mesures prises pour réduire leur stock [une diminution des horaires] sont déjouées par le zèle des ouvriers qui s’efforcent de maintenir leurs salaires." Surpris, ils le sont en effet. L’idée que la production est proportionnelle à la durée du travail est ancrée dans tous les esprits. Charles Rist en donne plusieurs exemples. Il raconte, notamment, comment un filateur de la Drôme obligeait les petites filles qu’il employait à faire tous les soirs un quart d’heure supplémentaire pour compenser le temps pendant lequel "de puissants besoins les appelaient au dehors". Les exemples sont cependant trop nombreux : la baisse du nombre d’heures travaillées n’entraine pas de diminution de la production. Pour l’expliquer John Rae avance trois motifs, que reprennent après lui Charles Rist et bien d’autres auteurs.

Le premier est attendu : les ouvriers qui travaillent moins ont plus d’énergie, ils sont moins fatigués, ils ont donc plus d’entrain. Les deux autres sont plus originaux. D’abord, explique-t-il, la diminution des horaires rend les ouvriers plus "intelligents". "L’amélioration de la production obtenue grâce à la réduction de la journée de travail vient moins de que l’on travaille plus rudement que de ce que l’on travaille mieux et d’une manière plus judicieuse." C’est, ajoute-t-il dans une phrase qu’aurait pu écrire Gilbreth, c’est "toujours la maladresse dans le travail qui épuise la force plus vite."

Bon observateur de la vie industrielle, John Rae ne se contente pas d’examiner l’utilisation de la force, il s’intéresse aussi à la conduite des machines : "l’ouvrier anglais, écrit-il, perd beaucoup moins de temps de la machine que l’ouvrier du continent. Or, perdre moins du temps de la machine, c’est évidemment ajouter à sa production, et ce supplément est proportionnel, non seulement au temps épargné, mais aussi à la grandeur et au nombre de chevaux vapeur, c’est-à-dire à la puissance productive de la machine." Le nombre d’heures utiles de la machine compte plus que le nombre d’heures de présence de l’ouvrier. D’où le troisième motif de réduire le temps de travail : la plus grande régularité des ouvriers qui travaillent un nombre raisonnable d’heures dans la journée. Les horaires trop longs obligent à couper la journée en trois périodes. A chaque fois, il faut arrêter les machines, puis les remettre en route, ce qui, Adam Smith le faisait déjà remarquer, est occasion de bavardage et de fainéantise.

Jules Marey : entre mécanique et cinématographe

Alors même que des économistes découvrent le rendement, des savants français commencent à analyser le travail. Un psychologue, Alfred Binet, distingue la fatigue du surmenage. "Il y a, écrit-il, surmenage toutes les fois que la fatigue qu’on éprouve exige pour sa réparation des conditions exceptionnelles." Un physiologiste, Jules Marey, renoue avec l’intuition fondamentale des mécaniciens français du début du siècle : Navier, Morin, Poncelet, Coriolis… : "La mécanique, dit-il dans une conférence prononcée au Collège de France, éclaire les phénomènes musculaires et en général tous les mouvements produits par les animaux." "Nous sommes, ajoute-t-il, forcés, au nom de la logique, d’appliquer les méthodes de la physique et de la chimie à l’étude des phénomènes de la vie."

En s’inscrivant ainsi dans la longue tradition de la théorie mécanique de l’organisme, il fait du travail humain un objet de laboratoire qui s’observe, se mesure et s’analyse. En ce sens, il est le père de l’utilisation des sciences humaines dans la gestion du personnel. Au laboratoire, on ne se contente pas d’observer des phénomènes, on les enregistre, pour pouvoir les comparer, les analyser. Jules Marey remplace l’observateur humain qui se fatigue par des appareils. Il invente de nombreux dispositifs pour enregistrer le mouvement en continu. Il s’inspire de l’appareil que Poncelet et Morin avaient inventé pour déterminer la chute des corps. Il développe une méthode graphique pour représenter ce qui échappe à nos yeux : allure d’un cheval, pouls d’un homme… puis invente la chronophotographie qui donnera naissance à la cinématographie.

Les travaux de Marey sont très différents de ceux de Taylor. Alors que l’ingénieur américain décompose le mouvement en une série de gestes à chronométrer, le savant français veut l’enregister. C’est tout différent. La première démarche conduit à la suppression des gestes inutiles, des temps morts, à l’accélération du mouvement, la seconde à l’analyse des allures, à la recherche des mouvements qui produisent le moins de fatigue. Mais, ces différences importent peu au regard de l’essentiel : les travaux de Marey, ceux de Binet, la création d’un laboratoire de physiologie du travail apportent la caution de la science officielle aux travaux de Taylor et mettent à la disposition de ses disciples un appareil scientifique puissant. Une caution que les savants sont d’autants plus disposés à apporter que l’ingénieur américain leur ouvre un champ nouveau d’investigation : le travail dans les usines et les bureaux.

Taylor, la mesure du rendement

Technicien réputé pour ses travaux en métallurgie, Taylor apporte à tous ceux qui s’interrogent sur les moyens d’améliorer le rendement une réponse pratique. On peut mesurer le travail que fait un ouvrier simplement. Non pas, comme chez les mécaniciens français du début du siècle en faisant appel à un appareillage compliqué et à des unités exotiques (le kilogrammètre…), mais avec un outil ordinaire que chacun maîtrise et comprend : le chronomètre. Et il associe à cette solution technique un projet politique. Taylor invite les industriels à procéder eux-mêmes à ces comptages. Il leur donne le moyen de conquérir l’atelier qui leur échappait. Il le dit expressément dans ses textes : "Dans le système ordinaire aux pièces, la direction observe les indications que lui donnent les ouvriers relativement au temps nécessaire pour chaque travail." Ce sont les ouvriers qui, dans ce système ordinaire, définissent les temps de travail! L’étude des temps élémentaires qu’il préconise transfère cette définition à une instance objective, scientique et… patronale : le bureau d’études. Taylor porte le couteau au coeur de la relation entre le patron et l’ouvrier, sur la base de leur contrat : la production.

D’une certaine manière, on n’a pas avancé depuis Adam Smith. Il s’agit toujours de diviser finement le travail et de lutter contre la flânerie ouvrière. Taylor outille et modernise ce qui était déjà présent chez l’économiste écossais. Ce qui lui vaudra les mêmes critiques. Emile Belot, notamment, retrouvera des arguments proches de ceux de Say.

L’originalite de Taylor est ailleurs. Il a fait toute sa carrière dans de grandes entreprises qui possédaient des organigrammes et savaient les maîtriser, il propose de créer une nouvelle fonction dans l’entreprise : le bureau d’études. A la vision purement pyramidale des premiers observateurs du monde industriel, il opppose une vision complexe. Dans le système qu’il préconise, "chaque ouvrier, au lieu d’être en contact immédiat avec la direction par un seul point, c’est-à-dire son chef d’équipe, reçoit directement ses ordres journaliers et son aide de huit chefs différents, dont chacun remplit une fonction particulière." Le mot chef ne doit pas tromper : il ne s’agit pas, comme a pu le croire Fayol, de donner 8 responsables hiérarchiques, mais de 8 fonctions différentes qui constituent un treillis autour de l’ouvrier. Il y a :

- le chef de brigade qui a la charge de la préparation de tout le travail jusqu’à la mise en place de la pièce sur la machine ;

- le chef d’allure qui veille à ce que les outils convenables soient employés pour chaque pièce. "Sa mission commence seulement lorsque la pièce est montée sur le tour ou la raboteuse et finit avec l’usinage proprement dit."

- le surveillant, responsable de la qualité des travaux des ouvriers. C’est le plus proche de l’ancien contremaitre,

- le chef d’entretien qui veille à ce que chaque ouvrier tienne sa machine propre,

- le préposé aux ordres des travaux qui réalise les plannings des travaux d’après l’ordonnancement fixé par le bureau des méthodes,

- le rédacteur des fiches d’instruction qui décrivent le détail des tâches que doit exécuter un ouvrier,

- le comptable du temps et des frais de main d’oeuvre qui gère et suit les feuilles d’imputation,

- le chef de discipline, chargé du maintien de l’ordre.

On a retenu du taylorisme le chronométrage. Il y avait aussi cette analyse très fine des fonctions de production. Là où il n’y avait autrefois que des ouvriers et des surveillants, Taylor introduit des spécialités différentes qui, bien loin d’avoir disparu, ont pris de l’ampleur et gagné en autonomie : l’entretien est devenu maintenance, la comptabilité des temps et frais de main d’oeuvre, comptabilité industrielle…

Ingénieur formé dans les ateliers, ancien contremaitre, homme d’usine, Taylor mit la production au premier rang des préoccupations d’industriels qui se souciaient plus de technologie et de finance que de fabrication. Le premier, il a identifié et articulé les principales fonctions que l’on retrouve aujourd’hui automatisées dans les systèmes de gestion de la production assistée par ordinateur. Sa pensée était plus subtile et complexe qu’ont pu le faire croire ses épigones.

Taylor a été beaucoup critiqué pour sa conception des relations sociales. Mais, il voit que l’atelier est une société avec ses règles qui ne sont pas celles de l’entreprise : "Il devient évident, dit-il, pour chaque ouvrier, que son intérêt est de veiller à ce qu’aucun travail ne soit fait plus vite qu’il ne l’a été jusqu’alors. Les camarades plus jeunes et moins expérimentés sont instruits dans ce principe par leurs anciens, qui emploient toute la persuasion et toute la pression possibles pour réagir contre les compagnons avides et égoïstes et les empêcher d’établir de nouveaux records, qui auraient pour résultat temporaire une augmentation de leur salaire ; et cela, parce que tous ceux qui viendraient après eux devraient travailler plus pour l’ancienne rémunération." Il veut transformer ces comportements en agissant sur les hommes. En ce sens, le taylorisme est un humanisme. Le mot peut surpendre, choquer même. Les ouvriers que nous présente Taylor ont tout de l’abruti (ils sont, nous dit-il de façon plus diplomatiques, "lents et flegmatiques"), c’est vrai, mais… il envisage des rémunérations incitatives, des techniques de sélection du personnel. Il ouvre la porte à l’utilisation des sciences humaines dans l’entreprise que d’autres mettront en place. Le taylorisme n’est pas un humanisme si on associe à ce mot des notions de respect de l’autre, de douceur ou de courtoisie, il l’est si on y attache l’attention aux qualités individuelles de chacun.

Taylor apportait à ses lecteurs français une autre innovation : l’uniformisation des pièces qui permet leur interchangeabilité, principe central de ce qu’on appelait aux Etats-Unis l’American System of Manufacturing. Ce système passé totalement inapercu en France, n’est pas une invention de Taylor, mais plusieurs de ses recommandations y mènent directement : "Il parait presque inutile d’insister sur l’opportunité d’établir des types, non seulement de tous les outils, dispositifs et accessoires des ateliers et bureaux, mais aussi des méthodes à employer dans la mutlitude des petites opérations qui se répètent chaque jour." (&284). Il introduit, avec ses recommandations sur l’organisation, une culture technique nouvelle sans laquelle le fordisme n’aurait jamais pu se développer.

Taylor, Le Chatelier et la science au service de l’industrie

Les textes de Taylor furent publiés en France en 1907, ses idées devinrent très vite populaires même si elles ne furent que peu appliquées dans l’industrie française. La mesure objective, instrumentée, du travail ouvrier retint immédiatement l’attention. Là où l’on se contentait d’observer des ouvriers en action, il créait un montage expérimental avec des ouvriers, un chronomètre et un homme en blouse blanche. Là où il n’y avait au mieux que la mesure du temps nécessaire pour réaliser une tâche, il introduisait une analyse puis, après comptage, une recomposition dans le plus pur style cartésien.

Ce voisinage philosophique a souvent été évoqué, c’est à juste titre : la pensée de Taylor se prètait mieux que toute autre à une récupération par l’idéologie scientifique dominante. C’est ce à quoi s’employa un chimiste renommé, professeur à l’Ecole des Mines et au Collège de France : Henry Le Chatelier. Ce savant qui avait fait toute sa carrière dans l’Université fit traduire et publier l’ingénieur américain.

Cette rencontre de Taylor et de son premier disciple français parait moins surprenante lorsque l’on sait que Le Chatelier a célèbré tout au long de son oeuvre les noces de l’industrie et de la science sur l’autel du progrès. Il insiste longuement sur le rôle de la science dans l’industrie. "Comme M.Jourdain, le petit industriel se sert, dit-il, de la science sans la connaître." Il fut sans doute l’un des premiers à faire la théorie de la recherche industrielle. "La détermination des lois demandées aux laboratoires d’usine vise en général l’un des quatre cas suivants :

1° diminuer tel déchet de fabrication ;

2° diminuer le prix de revient d’un produit donné ;

3° améliorer la qualité d’un produit ;

4° reproduire une marchandise déjà livrée par des concurrents."

On reconnait dans ce dernier cas ce qu’on appelle aujourd’hui "reverse engineering". Taylor emploie souvent dans ses textes le mot science, mais c’est Le Chatelier qui fit vraiment la théorie de l’utilisation de la science dans l’industrie.

Ce n’est pas par l’organisation du travail que Le Chatelier a, d’abord, connu Taylor, mais par ses travaux sur le travail des aciers. Fils d’un métallurgiste qui travailla avec William Siemens, il était, lui-même, un spécialiste de la physico-chimie des alliages. Il s’intéressait aux techniques d’essais, à la métallographie et à l’usage du microscope dans les laboratoires industriels. C’est à ce titre qu’il découvrit, d’abord, Taylor, à l’Exposition Universelle. Celui-ci y présentait "une découverte sensationnelle appelée à révolutionner la construction mécanique" : les aciers à coupe rapide.

Cette découverte était l’aboutissement de longues années d’études systématiques qui faisaient une large place à la métrologie et ne pouvaient donc que séduire Le Chatelier. Dès que celui-ci prit connaissance des travaux de Taylor sur l’organisation, il reconnut l’application des méthodes d’analyse et de mesure au monde industriel. L’entreprise toute entière devenait enfin laboratoire, où l’on applique les meilleurs principes. pour mieux faire comprendre la méthode de l’ingénieur américain, Le Chatelier cite à plusieurs reprises le célèbre passage du Discours de la Méthode que connaissent tous les lycéens : "le second (précepte) de diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait et q’uil serait requis pour les mieux résoudre." La rationalisation de l’ingénieur renvoie directement à la raison.

Ce rapprochement ne vient pas spontanément à la lecture de Taylor : autant le philosophe est clair dans ces textes, autant l’ingénieur américain est brouillon, mais il explique le succès de l’OST en France. Les ingénieurs y retrouvaient l’essentiel de la culture philosophique enseignée en classe de rhétorique à une époque où les principes cartésiens disparaissaient de l’horizon théorique des chercheurs. Ils y retrouvaient aussi ce goût de la science que l’on devine dans les biographies de tant d’entre eux.