Le temps des organisateurs

Avec 1914, commence, pour le management, une nouvelle période. Des hommes politiques, des administrateurs chargés de gérer l’effort de guerre s’inspirent des méthodes développées par Taylor et Fayol. Le taylorisme s’acclimate en France, renoue avec de vieilles traditions, donne naissance à de nouvelles disciplines comme la psychométrie, avec les travaux de Jules Amar et Alfred Binet. On traduit les principaux disciples de Taylor, Gantt, Thompson, des cabinets de consultants introduisent ces principes dans les entreprises. Apparaissent des organismes dédiés à la rationalisation de l’industrie, comme le CNOF ou la Cegos, des revues spécialisées, comme Technique Moderne, publient régulièrement des articles sur la standardisation, l’organisation, la législation industrielle. Des cours sont créés dans les écoles d’ingénieur et de commerce. Taylorisme et fayolisme structurent en profondeur les entreprises, en même temps qu’il s’assoupit sur le plan théorique. Un modèle de l’entreprise française se dessine…

La pensée sur le management elle-même progresse peu. Les seuls travaux originaux sont peu connus. Ils s’inspirent le plus souvent du fordisme.

L’économie de guerre, après la guerre…

L’événement le plus frappant est sans doute que les hommes politiques, confrontés à la gestion d’une économie de guerre découvrent l’organisation. Les pertes au combat créent un marché de masse que les industriels ont du mal à suivre. On s’intéresse comme jamais auparavant à la productivité, on redécouvre les effets pervers des horaires prolongés. Les autorités s’inquiètent du peu de choses que l’on sait sur ce que les anglais appellent "l’human efficiency". Des recherches qui n’avaient jamais été menées sont décidées. En pleine guerre, on décide, en Grande-Bretagne de réduire de deux heures la journée de travail des ouvriers, avec pour résultat une augmentation de la production.

Les administrations sont soumises aux mêmes pressions. Sous l’impulsion de responsables politiques qu’intéressent les questions d’organisation, notamment Alexandre Millerand, le ministre de la guerre, et Albert Thomas, les méthodes que les ingénieurs ont ingénieurs ont mis au point dans les usines gagnent l’administration.

Au lendemain de la guerre, de hauts fonctionnaires s’intéressent à la théorie administrative, travaillent sur le terrain des industriels, de Fayol, notamment. Les textes que publie alors cet auteur, sur les manufactures de tabac, font autorité, on les cite, on les reprend dans les projets administratifs.

Plus important, peut-être, est l’apparition d’institutions qui examinent de près le monde de l’industrie, emploient des experts, leur commandent des travaux et émettent des recommandations. La grande machine à réglementer se met en place au lendemain de la première guerre mondiale.

Dès la fin du 19e siècle, les industriels prennent conscience du rôle croissant de l’Etat dans leurs activités. Des pionniers commencent à publier des ouvrages de droit pour les industriels. En 1896, un industriel, L.Aurientis, directeur des usines Felix Potin, et un avocat, A.Folin, publient un guide administratif, véritable ancêtre des manuels de Francis Lefebvre ou Lamy : Création et direction des usines au point de vue administratif. Quoique traitant tous les domaines du droit industriel, les établissements dangereux, transmission de la propriété, réglementation du travail, caisses de retraite et sociétés de secours mutuels, il n’a qu’une centaine de pages.

Tout au long du 19e siècle, la machine administrative a négligé le monde industriel, ne s’intéressant vraiment qu’aux chemins de fer et au commerce extérieur qui dépendaient, l’un et l’autre de vieilles structures administratives. La situation change au lendemain de la première guerre mondiale. La nouvelle alliance entre les industriels et les états qui s’est construite dans une économie de guerre ne se défait pas totalement. Des institutions se créent qui n’ont d’autre mission que de travailler à la réglementation. On voit apparaître, aux Etats-Unis, sur les décombres d’un comité dédié à la santé des ouvriers des munitions, un "Industrial Fatigue Research Board" qui veut s’intéresser à toute l’industrie. Nait en Angleterre, un Institut National de la Psychologie Industrielle. En France, le ministère du commerce crée une Commission permanente de la standardisation, dont les difficultés conduisirent à la création, en 1926, de l’Afnor.

Certaines de ces institutions ont une vocation internationale. C’est le cas du Bureau International du Travail que dirige Albert Thomas. Installée à Genève, cette organisation internationale d’un type nouveau multiplie les travaux, consulte des experts, leurs commande des études, fait la promotion des statistiques sur la production et le travail, élabore des concepts nouveaux, comme celui de chômage. Le monde du travail devient un objet de savoir. De nouveaux domaines apparaissent, comme l’orientation professionnelle, dont le besoin apparait lorsque l’on commence à faire des statistiques sur les accidents du travail.

L’orientation professionnelle et la sélection des individus

La sélection des individus et l’orientation professionnelle sont nées avant 1914, mais elles ne se développent vraiment qu’au lendemain du conflit. Elles sont issues d’une double tradition, celle des physiologistes et des ingénieurs français qui voient en l’homme une machine dont on peut mesurer les performances, et celle des psychologues et des statisticiens qui élaborent le concept d’aptitude à un poste de travail.

Nous avons déjà eu l’occasion de dire un mot des travaux de Jules Marey et des physiologistes. Alors même que Jules Amar monte son laboratoire au Conservatoire des Arts et métiers, on s’inquiète, en Allemagne et aux Etats-Unis de la progression des accidents du travail et du turn-over.

Au Congrès d’hygiène de Berlin, en 1907, un médecin allemand attire l’attention sur les accidents liés au surmenage. A Harvard, un autre universitaire analyse les causes des accidents de tramway. Dans les deux cas, on s’interroge sur l’aptitude d’un salarié à tenir son poste : les statistiques montrent que certains conducteurs de tramways ont plus d’accidents que d’autres. On s’interroge : ces conducteurs manqueraient-ils des qualités nécessaires pour conduire correctement? On observe, dans les compagnies de téléphone, que tous les employés ne résistent pas de la même manière au stress. Certains ne peuvent pas tenir, quittent leur emploi… Le développement de l’aviation pendant la guerre a donné un coup de fouet à ces travaux : on confie un avion à de jeunes pilotes. On découvre vite qu’on ne peut confier ces machines fragiles à tout le monde. Si l’on veut réduire le taux d’accident, il faut sélectionner. On développe des tests qui permettent de réduire de 60% les accidents.

Ces travaux développent toute une méthodologie et des concepts nouveaux comme celui d’aptitude. Existe-t-il une "aptitude à la dactylographie?" demande Dora Bieneman, une des collaboratrices genevoises de Clapérède. Question à laquelle on ne peut répondre qu’en décrivant de manière très fine le métier. Et l’on voit, en ces années 20, se développer autour de la dactylographie, toute une série de travaux qui annoncent ceux des ergonomes au lendemain de la guerre.

Dora Bieneman procède par questionnaires, observation directe et expérimentation. Lahy utilise les procédés développés par Marey, il inscrit les mouvements des doigts sur des rouleaux enduits de noir de fumée. La genevoise distingue la précision et la rapidité de la frappe, s’intéresse à la prise de connaissance du texte. Son collègue parisien calcule la durée des intervalles entre deux frappes et conclut à la nécessité d’alterner les deux mains. Il y a, dans la dactylographie comme dans le pelletage étudié par Taylor, une "best way".

Ces auteurs mettent en place une problématique toujours vivante. Ils distinguent l’orientation de la sélection et précisent les limites des tests. Ce ne sont pas des tests de compétence, mais d’aptitudes. On leur demande de prédire la "capacité finale d’un individu d’après sa capacité initiale", mais ils ne peuvent prétendre mesurer les qualités morales, "dès lors, les tests psychologiques ne peuvent prétendre fournir une méthode infaillible pour l’orientation et la sélection." Ce sont des outils pour le recrutement. Des outils techniques, dont la manipulation est complexe, qui exigent des professionnels : les grandes sociétés embauchent des spécialistes pour recruter. Lahy organise le laboratoire de la SNCF. Un nouveau métier est né, celui de psychologue d’entreprise.

Ces réflexions indiquent une évolution sensible dans le comportement des entreprises. On choisit ses collaborateurs sur de nouveaux critères. La relation salariale s’étoffe, se complique. L’entreprise n’achète pas seulement une force de travail, elle sélectionne une aptitude qui deviendra après formation compétence. Le turn-over qui ne gênait guère lorsqu’il suffisait de se présenter sur le marché du travail pour trouver un remplaçant à celui qui partait devient un défaut qu’il faut combattre. On retrouve cette préoccupation dans toutes les grandes recherches industrielles de cet entre-deux guerres.

Jules Amar, Frank Gilbreth et la fatigue

Alors que Lahy et ses collègues s’exercent à décrire et mesurer le travail, d’autres sont sensibles à la fatigue des salariés et cherchent les moyens de la réduire. Trois pistes sont explorées. Les britanniques s’intéressent à la durée du travail, à la longueur des pauses. Leurs travaux aboutiront, à la fin des années 20, aux célèbres expériences d’Hawtorne qui ont mis en évidence le rôle de la dimension sociale dans la productivité des salariés. Les français, et, notamment, Jules Amar, cherchent des réponses du coté de la physiologie. Franck Gilbreth et les tayloriens s’intéressent aux méthodes de travail.

La tradition britannique n’a pas traversé la Manche. Les travaux de C.Myers et de l’Industrial Fatigue Research Board sont ignorés, ceux d’Elton Mayo et de la Western Electric ne seront introduits en France qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale par Georges Friedmann. Seuls ont été diffusés en France ceux de Jules Amar et de Franck Gilbreth. Il est vrai que tous deux s’inscrivent dans la tradition des mécaniciens et de Jules Marey.

Gilbreth a utilisé pour ses expériences des appareillages proches de ceux développés par le physiologiste français. Quant à Jules Amar, sa dette est à chaque page, évidente. Il la reconnait d’ailleurs et cite longuement un texte de Charles Dupin de 1829 : l’ouvrier "devrait être mis au premier rang entre tous les instruments, entre tous les agents mécaniques, parce qu’il a l’avantage inappréciable d’être un instrument qui s’observe et se corrige lui-même, un moteur qui s’arrête, qui se meut au gré de sa propre intelligence, et qui se perfectionne par la pensée non moins que par le travail."

Tous deux s’intéressent à la manière dont les ouvriers travaillent. Il y a, disent-ils, une bonne et une mauvaise manière de travailler. La bonne produit beaucoup avec peu de fatigue, la mauvaise produit peu avec beaucoup de fatigue.

J.Amar étudie le rendement de ce qu’il appelle le moteur humain. "Le travail normal, dit-il, n’expose pas au surmenage." "Il existe un effort et une vitesse optima pour réaliser le maximum de travail avec la moindre fatigue." Il cherche donc la position et les gestes qui offrent le meilleur rapport dépense/effort. Ses travaux le conduisent à distinguer les individus selon leurs capacités. Il propose d’orienter les individus selon leurs aptitudes et milite pour des méthodes de sélection.

Gilbreth s’intéresse moins à l’individu qu’aux tâches qu’il effectue. Sa méthode consiste à étudier les mouvements que fait dans son travail un ouvrier et à les "réduire à une série de mouvements codifiés, moins nombreux, moins fatigants, par suite plus efficaces." Dans son livre, il prend pour exemple, la pose de briques, métier qu’il connait bien pour l’avoir lui-même pratiqué. Il distingue des variables relatives au travailleur, à l’entourage, à l’environnement. Si le maçon est gaucher, la position relative de la pile de briques et de l’auge doit être renversée. L’étude de l’anatomie conduit à la construction de dispositifs qui évitent à l’ouvrier de se baisser : il s’agit toujours d’éviter les gestes inutiles et la fatigue. A la différence de Marey ou d’Amar qui étaient des chercheurs, F.Gilbreth était chef d’entreprise. Il intègre le calcul économique dans ses analyses : "un maçon ne devrait jamais s’arrêter pour ramasser du mortier renversé. Le mortier renversé n’a pas autant de valeur que les mouvements qui doivent être faits pour le recueillir." Les mouvements ont une valeur, un prix, que l’on peut comparer à d’autres : à ceux du mortier renversé, dans cet exemple. L’étude des mouvements a une dimension économique. L’intérêt de l’ouvrier (diminution de la fatigue) et celui de son patron (augmentation du rendement) vont main dans la main.

Gilbreth souligne encore la nécessité de pauses dans la journée de travail, idée qui fera, quelques années plus tard, l’objet de nombreuses études expérimentales aux Etats-Unis (combien de pauses dans la journée? de quelle durée?) et critique les anciennes formes d’organisation basées sur la surveillance qui voulaient que l’ouvrier soit toujours occupé : "la conséquence était que l’ouvrier prenait son repos pendant son travail, ou faisait semblant de travailler quand il se reposait." "Si un homme est assez fatigué pour qu’il lui soit impossible d’exécuter son meilleur travail, il faut l’obliger à se reposer."

Les travaux de Gilbreth l’amenèrent à réfléchir aux outils : la standardisation des mouvements suppose celle des outils qu’il faut fournir aux ouvriers. Ses réflexions ont nourri les travaux de Raymond Loewi, l’un des inventeurs du design industriel.

Ces études s’inscrivent tout naturellement dans le dispositif taylorien. S’il y a une bonne méthode de travail, il faut que quelqu’un l’analyse et l’élabore. Il faut l’équivalent d’un bureau des méthodes. "Les bons ouvriers, dit-on, savent bien utiliser eux-mêmes leurs forces pour obtenir avec la moindre fatigue un résultat donné. C’est là une erreur complète" explique Jules Amar. Le travail aux pièces, laisse à l’ouvrier le choix de la méthode : l’emporte celui qui consomme le plus d’énergie sur celui qui travaille le plus intelligemment, précise F.Gilbreth.

Paul Planus et les organisateurs

Au lendemain de la guerre, les traductions des disciples de Taylor, de Gantt, notamment, se multiplient. Des auteurs se font une réputation en reprenant inlassablement les thèmes de l’ingénieur américain. La renommée de certains, de Hyacinthe Dubreuil, notamment, un ancien syndicaliste, dépasse même les milieux industriels. Un seul de ces auteurs mérite encore d’être lu : Clarence B.Thompson. Ancien collaborateur de Taylor, il participe à la diffusion de sa pensée en France, forme des ingénieurs et introduit de nouvelles méthodes de calcul des prix de revient.

Les textes de ces ingénieurs furent sans doute peu consultés (l’exemplaire que possède le CNAM du livre de Gilbreth, a trouvé son premier lecteur en 1993), mais des ingénieurs conseil se chargèrent de familiariser l’industrie française avec les méthodes tayloriennes. Paul Planus est l’un de ceux qui eut le plus de succès. Il a travaillé pour de nombreuses entreprises, notamment pour les NMPP et les Galeries Lafayette. L’étude qu’il fit pour cette dernière entreprise a été publiée. Elle donne une image de la méthode de ces spécialistes en organisation qui ne se réduit pas au chronométrage auquel on l’associe trop volontiers.

A première vue, Planus ne propose pas de transformation radicale du garage : il ne modifie pas les postes de travail, n’intervient pas sur les outillages, il se contente d’introduire les techniques d’ordonnancement et de classement des pièces dans les magasins. C’est que le coeur de son intervention est ailleurs : il met en place une comptabilité matière sans laquelle on ne peut faire de calcul des prix de revient. Il construit un système d’information. Il identifie les points sur lesquels des mesures peuvent être prises, consommation d’essence ou d’huile, usure des pneus ou des organes… il met en place des procédures de collectes d’information, il fait remonter cette information jusqu’à un bureau spécialisé, qu’il appelle, dans la tradition taylorienne, bureau des méthodes, dans lequel des spécialistes comparent les données, calculent, optimisent, choisissent les échéances pour procéder aux travaux de maintenance, remplacer une pièce, donnent des consignes pour choisir des pièces de rechange, des véhicules. La standardisation surgit naturellement de leurs calculs, elle est la solution de bon sens.

Le bureau des méthodes n’intervient que lorsqu’il peut proposer des aménagements significatifs. Au chef d’atelier, lui aussi destinataire de ces informations, revient le suivi régulier : "Le chef de garage a en mains, dès le début du mois, les documents correspondant au mois qui vient de s’écouler. la comparaison de tous ces renseignements à ceux des mois précédents et à des moyennes, lui donne immédiatement une première idée de la marche de son exploitation." En langage moderne, le chef d’exploitation a devant les yeux un tableau de bord.

La lecture de cette étude sur un garage fait immédiatement penser aux travaux que pratiquent toujours les organisateurs. Paul Planus met en place ce que nous appelons aujourd’hui un système d’information. Il le fait avec ses moyens, sans informatique, mais les bordereaux qu’il demande sont destinés à la mécanographie. Les données qu’il collecte sont appelées à être traitées sur des graphiques que Gantt a popularisé, dans un livre que l’on traduit alors en France.

On dit, parfois, que le taylorisme s’est éloigné de notre horizon. A lire ces textes, on a plutôt l’impression qu’il s’est fondu dans notre quotidien. Si on n’a plus besoin d’études comme celles que réalisaient Paul Planus pour ses clients, c’est que les logiciels que nous utilisons nous font appliquer ses principes.

La découverte du fordisme

En même temps que les tayloriens multiplient leurs interventions dans les grandes entreprises, des industriels, revenus des Etats-Unis ou d’Allemagne, essaient de mettre en oeuvre les méthodes de la production de masse que Ford a popularisé outre-Atlantique.

Alors que le taylorisme reste très technique, très enfermé sur le fonctionnement intérieur des organisations, le fordisme n’oublie jamais son environnement économique. Ses auteurs sortent de l’atelier où restent enfermés les tayloriens, ils ont une vision globale, stratégique de l’organisation. Ils saisissent du même regard le marché du travail et celui de la consommation. Ils se préoccupent de leurs débouchés et calculent leurs marchés (les américains ont une voiture pour quatre, les français, dit André Citroën, peuvent faire aussi bien).

Les textes d’André Citroën témoignent à chaque instant de cette approche originale. Il appuie ses arguments techniques sur des considérations démographiques : si on n’utilise pas des machines assez puissantes, il faut multiplier des ouvriers professionnels, or on n’en trouve pas sur le marché, à quelque prix qu’on les paie. Il s’indigne de l’éclatement de l’industrie automobile et reprend, dans une conférence faite en 1929, la demande, déjà faite en 1918, d’un "Ministère de l’industrie nationale qui obligeât les industriels à se spécialiser et leur assignât même une tâche, pour éviter de s’éparpiller et de gaspiller de la main d’oeuvre, de la matière et des frais généraux." Les réflexes de l’économie de guerre ont la vie dure : ils n’ont pas disparu, à la veille de la grande crise!

On retrouve ce même rapprochement de l’économie et l’organisation chez Charles Roy, auteur d’une belle étude sur le fordisme en Allemagne. Il relie les problèmes financiers des industriels allemands au choix d’une organisation fordienne qui réduit au strict les stocks de matières dans les usines : confrontée à une crise financière violente, l’industrie allemande a, dit-il, été forcée d’adopter des méthodes d’organisation qui limitent les besoins en capital circulant. Le travail à la chaîne, le conveyor belt, la fabrication continue diminuent l’immobilisation des matières premières dans les usines. Là où il fallait 4 mois pour fabriquer une voiture, 3 semaines suffisent. "Les stocks de fabrication, dit André Citroën, peuvent être réduits à 8 ou 10 jours, au lieu de 4 à 5 mois nécessaires il y a quelques années." Là où il fallait financer plusieurs mois de stocks, on n’a plus à financer que quelques jours. L’économie est importante.

Le fordisme et taylorisme sont contemporains, ils ont souvent été associés, parfois confondus. Ils partagent certaines techniques, la standardisation, par exemple, mais ce sont deux manières différentes d’envisager le travail industriel : l’organisateur taylorien compte des secondes et des grammes, il utilise un chronomètre, pour mesurer des écarts. Il cherche par tous les moyens à faire rendre le maximum au franc de salaire versé. L’ingénieur fordien compte en semaines ou en mois, en milliers de salariés, en millions de francs d’investissement. Il veut des machines toujours plus puissantes pour réaliser des économies d’échelle toujours plus importantes. Il cherche moins à réduire les coûts en rationalisant les postes de travail qu’à baisser le prix de vente en agissant sur les prix de revient.

Il fait de la taille une vertu : elle permet de consacrer des sommes considérables à la recherche en n’y affectant qu’un faible pourcentage du chiffre d’affaires. Il raisonne en terme de filière industrielle : la production de masse a un impact sur les fabricants de machines-outils. A.Citroën donne en exemple les machines spéciales à aléser les cylindres. Celles qu’utilisent les industriels américains font, en 2 minutes, un travail d’une précision absolue, alors qu’il faut, avec les machines disponibles en Europe, 1h30 pour faire le même travail. Pour une production de 15 000 voitures, calcule le constructeur, cela représente une économie de 4500 salariés!

Il intégre dans sa réflexion le produit final. C’est lui qu’il faut standardiser! Il envisage la production comme un flux, une chaîne. Rien ne le choque plus qu’une pile de pièces bloquées dans l’attente d’une opération. Il chasse les temps morts et n’a pire adversaire que la file d’attente. Il fait du nombre de jours nécessaires pour produire une voiture son premier ratio : il faut 70 journées d’ouvriers pour construire une voiture aux Etats-Unis (tous métiers confondus) et 300 en France. Il introduit une réflexion sur la qualité, alors rare : "il est beaucoup plus facile de faire bien un produit lorsqu’on en fait une grande quantité."

L’ingénieur fordien se fait encore topologue ou géographe et réorganise l’usine selon les circuits les plus rapides. "Le principe d’une fabrication intensive, explique André Citroën, est de faire la fabrication de différentes pièces en ligne droite, à l’aide de convoyeurs si les pièces sont assez lourdes, de tapis roulants ou à la main, si les pièces sont légères. Toutes les opérations se succèdent dans l’ordre logique, les machines aussi rapprochées les unes que les autres pour éviter les manutentions, et, s’il s’agit de fonderie, de forge, d’usinage et de montage, les différentes opérations étant réglées à la même cadence, à la même vitesse, pour éviter les stockages intermédiaires."

Arrivé, en France, avec l’économie de guerre, le fordisme a trouvé en André Citroën, un promoteur de talent. Ses textes, ses conférences ont les vertus de la simplicité et de la solidité. Il n’a pas résisté à la crise qui a retardé l’explosion des marchés du grand public. Les ménages français restent désespérément loin des Etats-Unis pour tout ce qui est équipement : voitures, fers à repasser…

Emile Belot et le principe de continuité

André Citroën ne cite pas Emile Belot, mais s’il l’avait lu, il aurait sans trouvé chez cet ingénieur aujourd’hui totalement méconnu des analyses très proches de celles de Ford, quoique venues d’un tout autre horizon. Ce polytechnicien, ingénieur des manufactures de tabac, constructeur de machines pour fabriquer des cigarettes, a en effet réfléchi sur sa pratique et développé une théorie originale des flux industriels. Il assimile usines et machines à des systèmes de circulation. "Toute machine, comme toute usine, écrit-il dans un article publié en 1911, est caractérisée par la circulation d’une ou plusieurs matières premières qui s’y transforment. Assimilons ces matières à un liquide et les machines ou l’usine qui les renferme à une tuyauterie où circule ce courant, on peut énoncer les principes suivants :

Principe de continuité : chaque fois qu’il y aura discontinuité dans la vitesse de circulation des matières mises en oeuvre, il y a aura diminution dans le rendement industriel de la machine ou de l’ensemble mécanique considéré, et cette diminution sera proportionnelle à la variation de vitesse (…)

Principe de la vitesse optimum et du débit moyen maximum : dans une machine ou dans une usine, les dimensions et vitesses des cycles mécaniques utilisés seront déterminés par la vitesse optimum des matière à traiter, et le nombre de ces cycles par le débit moyen minimum à réaliser."

Autant de principes que l’on voit aujourd’hui appliqués à la construction de machines complexes et que Belot mit lui-même en pratique dans ses travaux. On devine, d’ailleurs, à la lecture de ses textes toujours remplis de descriptions techniques de machines de l’industrie du tabac que c’est en résolvant des problèmes techniques qu’il a développé des concepts qu’il applique à l’organisation : machines et usines obéissent aux mêmes règles de circulation des matières. Les goulots d’étranglement, tout ce qui ralentit le flux de matières premières est aussi gênant dans les unes que dans les autres. On est tout proche des conveyors belts et tapis roulants du fordisme.

Il tire de ces principes aussi bien des recommandations pour la conception des machines que pour celle des organisations : "tout machine ou usine devra, dit-il, avoir un large débouché de sortie : l’encombrement à la sortie du produit fabriqué est, on le comprend, particulièrement nuisible." Ce souci de la circulation des matières l’amène à s’interroger sur la taille des machines. Que vaut-il mieux? une machine puissante ou plusieurs machines en parallèle? S’il préfère les secondes, c’est qu’elles se prètent mieux à la circulation des matières. Les machines géantes sont, dit-il, "aussi peu faites pour vivre que les Diplodocus du règne animal."

Dans d’autres textes, il applique ce principe de continuité à la fabrication. Il mène son analyse à partir d’une simple boite de cigares qu’une ouvrière doit recouvrir de papier sur les tranches. La solution taylorienne consisterait à décomposer ses mouvements et à les chronométrer pour réduire le temps de fabrication. Celle de Belot est toute différente. Esprit synthétique, il examine l’ensemble des éléments qui entrent dans la fabrication : les gestes de l’ouvrière, mais aussi les matières mises en oeuvre, le produit fabriqué et les coûts. Il suffirait de modifier le format du papier pour diviser par deux le travail de l’ouvrière, mais cela suppose que l’on couvre complètement la boite sur ses cotés. On consomme plus de papier, mais on économise de la main d’oeuvre, un rapide calcul économique montre que c’est avantageux. On est tout proche des techniques d’analyse de la valeur introduites en France, à la fin des années 50.

Ces principes amenèrent Belot à critiquer radicalement, et dès 1918, le taylorisme. Il développe sa critique dans quatre directions :

- il souligne d’abord, le rôle de l’invention technique dans les progrès de la productivité : "le plus souvent, dit-il, la transformation rapide et économique d’une industrie dépend beaucoup plus du facteur machine que du facteur humain."Toute l’énergie pour gagner quelques points de productivité avec les méthodes de Taylor devient inutile lorsqu’apparait une nouvelle technologie. Il donne l’exemple de la fabrication de bondons (sorte de pochettes en papier utilisée pour ranger les cigarettes) qui employait 80 ouvrières : avec les méthodes d’organisation scientifique du travail, l’ingénieur aurait pu économiser 10 postes, avec l’invention technique, le travail de 80 ouvrières a pu être confié à 2 personnes.

- il reproche ensuite à Taylor de transformer les hommes en machines. "Taylor, dit-il, cherche à mécaniser l’ouvrier : nous avons toujours cherché enlever à l’ouvrier le travail mécanisable." Il attaque le chronométrage subjectif et s’indigne : "soutiendra-t-on comme un progrès industriel d’avoir pu, dans une équipe déjà sélectionnée d’ouvriers ressemblant à des boeufs, augmenter notablement le rendement journalier en tonnes de gueuses de fonte transportées et chargées, alors qu’il est si simple et si économique de confier ce travail de force à des machines que tout ouvrier peut conduire même sans être un Hercule." L’organisation scientifique du travail abêtit, les machines, à l’inverse, rendent les ouvriers plus intelligents "puisqu’il faut, pour leur construction, leur montage et leur conduite, savoir comprendre un dessin, agencer des mécanismes, en saisir le fonctionnement pour en assurer l’entretien."

- il regrette que Taylor ait négligé le rôle des déchets dans la fabrication. L’ingénieur américain travaillait dans une industrie où les déchets peuvent être immédiatement réutilisés dans le cycle de production, mais ce n’est pas vrai ailleurs. Ce ne l’est pas dans les industries du papier et du bois que le fabricant de cigarettes connait. Ce qui amène Belot à des considérations de politique industrielle relativement originales à une époque où l’exploitation des colonies était la règle : on doit, dit-il, traiter le bois dans le pays d’origine pour ne transporter que des billes équarries. Pourquoi, en effet, transporter des matières appelées à devenir déchets ou résidus?

- enfin, il critique la démarche analytique de l’organisation scientifique et propose de lui substituer une démarche synthétique : "Taylor voit les détails avant les ensembles."

Les tayloriens ne répondront pas à ce texte. Esprit synthétique, Emile Belot part à la recherche d’un ratio, d’un indicateur qui permette au chef d’entreprise de mesurer les performances, il dit "l’efficience" de son organisation (E). Ce ratio compare la quantité produite dans une unité de temps donnée (Q) à "la quantité moyenne de monnaie dépensée pour faire marcher l’usine, dans la même unité de temps" (q) : E = Q/q. "Que l’usine soit petite ou grande, elle a augmenté son rendement commercial si E augmente, puisqu’elle a diminué le prix de revient intérieur de son produit."

Le soleil se lève à l’Ouest

Emile Belot fut publié. Fut-il lu? On peut en douter tant il est rarement cité dans la littérature industrielle qui s’enfonce, au lendemain de 1929, dans l’académisme. La crise a frappé de plein fouet les fordiens les plus dynamiques, les tayloriens travaillent pour de grandes administrations, mais ils sont rares et peu nombreux. Les problèmes industriels cessent vite d’intéresser les élites. Dans les années 30, la théorie du management déserte la France. Il se passe des choses passionnantes aux Etats-Unis. Elton Mayo et ses collaborateurs de l’université d’Harvard inventent la psychologie de groupe, ils citent des auteurs français, Halwbachs, Durkheim, Janet, mais qui s’en soucie de ce coté-ci de l’Atlantique? Un grand industriel américain, Chester Barnard, écrit un livre décisif sur l’autorité, qui renvoie Fayol à ses balbutiements. On compterait sans doute sur les doigts d’une main le nombre de ses lecteurs français. Aucun de ces livres n’a été traduit. Il faut attendre Georges Friedmann, et ses Problèmes humains du machinisme industriel, publiés en 1945, pour qu’ils soient enfin cités et présentés…