Bernard
Girard
Une histoire des théories du management en France
de 1800 à1940
Introduction
La division du travail, les machines,
la surveillance
Philanthropie et paternalisme
L'échec du libéralisme
Fourier et les réformateurs
Le modèle britannique
Les ingénieurs et Saint-Simon
1848, ou la découverte
de la grande entreprise
Le calcul comme aide à
la décision
L'invention de la question sociale
Fayol ou la crise du commandement
et les cadres
Le taylorisme, enfin
Le temps des organisateurs
Conclusion
Bibliographie
Surveillance, règlements et Disciplines
INTRODUCTION
Ce livre est né díune interrogation : des entreprises, au
sens moderne du mot, existent depuis la fin du 18e siècle, comment
les dirigeait-on? Avec quelles méthodes? selon quels principes?
Les entrepreneurs qui souhaitaient construire ou faire évoluer leur
organisation pouvaient-ils trouver dans la littérature des exemples,
des conseils? Y avait-il déjà des théories du management?
Trouvait-on les mêmes modèles en Angleterre et en France?
Les expériences síéchangeaient-elles díune
région à líautre? díun pays à líautre?
Aucun historien nía, semble-t-il, abordé ces questions.
Telle que la présentent les livres de sociologie et les manuels
díorganisation, líhistoire des théories du management
commence à la fin du 19e siècle avec les travaux de Frédérick
Taylor et díHenri Fayol. Deux noms auxquels les spécialistes
de la pensée économique ajoutent Alfred Marshall, le premier
auteur à avoir envisagé líentreprise comme un agent
économique autonome.
Cette présentation est trompeuse. Il a suffi díune rapide
plongée dans les archives et les bibliothèques pour découvrir
un continent inconnu. La littérature sur le management existait
bien avant Taylor et Fayol. Si le manager obéit plus souvent à
son intuition, à sa compréhension des rapports de force quíà
des théories quíil aurait apprises à líuniversité,
son activité fait depuis le début de la révolution
industrielle líobjet díun intense travail de réflexion.
Certains de ses textes sont de grande qualité et mériteraient
díêtre mieux connus. La plupart soutiennent brillamment la
comparaison avec les productions contemporaines. Dans beaucoup on voit
émerger les traits nationaux du management à la française
: paternalisme, goût du calcul, priorité donnée aux
démarches rationnelles, résistance au dialogue avec les organisations
syndicalesÖ
Dès le début du 19e siècle, les auteurs français
multiplient ouvrages et articles, scrutent líexemple britannique,
visitent les usines anglaises, en rapportent des rapports documentés,
traduisent les premiers théoriciens britanniques du management,
notamment Ure et Babbage. Cette littérature est assez abondante
pour être classée en quelques grandes catégories.
Il y a, díabord, les cours et manuels díenseignement.
Le plus célèbre est certainement celui que Jean-Baptiste
Say donna au Conservatoire des Arts et Métiers. Mais il y eut aussi
les cours díAdolphe Blanqui, de Claude Bergery, de Clément
Colson ou díEmile Cheysson à líécole polytechnique,
à líécole des Ponts et Chaussées, à
HECÖ
Il y a tous les reportages, les descriptions, les récits de
voyage qui jouent un rôle décisif dans la diffusion des méthodes
de management. Au 19e siècle comme entre les deux guerres, comme
aujourdíhui encore, les managers français sont friands díexpériences
étrangères. Ils vont en Angleterre, aux Etats-Unis ou en
Allemagne, visiter des usines. Ils en rapportent des témoignages,
des descriptions, comme Charles Dupin, Armand Audiganne ou Louis Reybaud.
Viennent enfin les essais et ouvrages conçus comme des manuels.On
peut notamment citer, dans la première moitié du siècle,
líEconomie industrielle de Bergery et le Manuel des affaires de
Courcelle Seneuil. Les experts-comptables, dont on néglige trop
souvent le rôle, participent abondamment à cette production
littéraire sous le Second Empire et la Troisième République.
Les revues industrielles qui apparaissent très tôt, les dictionnaires
donnent aux auteurs qui níont pas le courage díécrire
tout un traité líoccasion díexprimer leurs vues.
Toujours sous la Troisième République on voit timidement
apparaître un nouveau type díouvrages : le guide juridique
qui fait le point sur les règlements que doit respecter le chef
díentreprise pour rester dans la loi.
A coté de ces textes qui ressemblent aux ouvrages contemporains,
on trouve toute la littérature que lisaient les chefs díentreprise.
Bien loin díêtre indifférents aux mouvements sociaux,
ils ont souvent étudié les premiers grands théoriciens
de la société, Saint-Simon, Fourier, Comte et se sont souvent
inspiré de leurs idées pour construire leur organisation.
On y trouve aussi toute celle quíils ont produite : règlements,
journaux intimes dans lesquels ils parlent de leur travail, de leurs choix.
Ces documents sont díun accès difficile, mais ils ont le
mérite de montrer le travail de réflexion sur le management
en train de se faire. Ecrire un règlement exige une réflexion
sur ce quíest une entreprise, sur ses objectifs et sur la nature
des relations quíentretiennent ses membres. Quiconque a eu líoccasion
díen écrire un sait cela.
Il ne suffit pas díanalyser ces textes, aussi intéressants
soient-ils, il faut encore síassurer que leurs idées et méthodes
ont eu une influence sur les comportements des entrepreneurs et chefs díentreprises.
La célébrité díun ouvrage níest pas
forcément la meilleure mesure de son rôle. Líhistoire
nía retenu aucun des ouvrages qui ont fait la théorie du
paternalisme. Les auteurs qui se sont intéressés, sous líEmpire
et la Restauration, à la question sociale sont tombés dans
líoubli, et cependant on devine encore leur trace dans la gestion
de beaucoup díentreprises.
Le management níest pas un art díinvention, mais díexécution.
Ceux qui le pratiquent ont le droit, peut-être même le devoir
de copier les solutions qui ont fait leur preuve. Autant dire quíon
ne peut faire líhistoire de ses théories sans síinterroger
sur les mécanismes de leur diffusion. Il ne suffit pas de lire un
ouvrage pour síen inspirer dans la vie quotidienne : on peut tirer
parti díidées apparues dans une conférence ou une
conversation, díexpériences que líon a vu mises en
oeuvre dans des entreprises que líon visiteÖ Quelques mots
suffisent pour expliquer un mode de calcul des salaires, un partage des
tâches, un organigramme, voire même, pour parler un langage
plus récent, un tableau de bord.
Líimportant est, donc, moins de savoir si des idées ont
été populaires que de vérifier quíelles ont
guidé les chefs díentreprise dans leurs décisions.
Les deux choses sont différentes. On sait que le taylorisme, ou
ce que líon a appelé ainsi, a servi de modèle à
la quasi totalité des ingénieurs et organisateurs pendant
des décennies. Cela ne veut pas dire quíils aient lu les
textes presque illisibles de líingénieur américain,
mais plutôt quíils ont retrouvé ìspontanémentî
ses idées.
Au fil de ces lectures, des auteurs inconnus apparaissent, souvent
plus originaux que ceux que líon cite constamment. Quelques théoriciens
de première grandeur se dégagent du lot. Cíest, au
début du siècle, le cas de Babbage, de Gérard Christian
et de Claude Bergery qui ont su très tôt comprendre et disséquer
les logiques industrielles. Cíest, plus tard, celui díAdolphe
Guilbault, díEmile BelotÖ
Díautres, déformés par une longue tradition, retrouvent
une place plus conforme à leurs réalisations : Saint-Simon,
Fayol, Taylor síinscrivent dans une histoire, un milieuÖ On
a gardé mémoire de leurs noms parce quíils ont su
donner une forme cohérente à ce que beaucoup, dans ces milieux,
à cette époque, pensaient déjà spontanément.
Líanalyse statistique de la vingtaine díauteurs qui méritent
díêtre cités, à un titre ou un autre, dans une
histoire des idées sur le management en France pendant le 19e siècle,
met en évidence trois générations :
- la génération du 18e siècle, contemporaine de
la première révolution industrielle : Gerando, Prony, Say,
Molard, CostazÖ Ces hommes nés et formés sous líAncien
Régime ont atteint leur maturité pendant la Révolution,
sous le Directoire ou líEmpire. Très différents
par leur formation, leur expérience, ils ont un commun une approche
de líindustrialisation par líexpérimentation. Ce sont
des inventeurs. Jean-Baptiste Say et le baron de Prony illustrent à
merveille cette génération. Ils ne se contentent pas de théorie,
ils agissent, deviennent industriels, manufacturiers. Ils trouvent des
solutions et cherchent ensuite à en faire la théorie. Cette
génération crée les caisses díépargne,
invente, avec le paternalisme, les mutuelles, les caisses de retraite,
les écoles professionnellesÖ et élabore un modèle
original de partage des tâches entre líentreprise et líEtat.
- la génération suivante est arrivée à
líage adulte, alors que líindustrie était déjà
une force. Formés sous líEmpire et la Restauration, ils voient
que la France est à la traîne de líAngleterre et savent
que líindustrie produit autant de misère que de richesses.
Ils veulent comprendre. On rencontre dans cette génération
tous les grands voyageurs du monde industriel. Le monde síest ouvert,
de nouveaux territoires sont apparus. Il faut les découvrir. Ils
vont dans les villes ouvrières, en rapportent des rapports qui deviennent
célèbres. Ils se rendent comme Blanqui et Dupin, en Angleterre
et aux Etats-Unis. Ils entreprennent, comme Louis Reybaud de longs voyages
dans la France industrielle. Ce níest sans doute pas un hasard si
líon trouve, dans cette génération, tous les pères
de la sociologie : Le Play et ses monographies ouvrières (1806-1882),
Auguste Comte (1798-1857), Alexis de Tocqueville (1805-1859), mais aussi
Villermé (1782-1863). Le monde a changé, il faut le comprendre
de nouveau.
- la troisième génération se forme sous le second
Empire, alors que líindustrie a pris une nouvelle allure. Les entreprises
ont grandi. Ce sont des réformateurs qui síintéressent
à líorganisation, à la gestion, qui veulent rationaliser.
Max Weber et ses théories sur le progrès par la rationalisation
aurait pu être leur idéologue. Ces auteurs, souvent ingénieurs,
ont une expérience des grandes entreprises. A líinverse de
leurs prédécesseurs, ils ont, comme Cheysson, Guilbault,
Belot, travaillé dans des sociétés dont ils níétaient
ni les créateurs, ni les propriétaires. Ce sont des managers,
au sens moderne du mot. Lorsquíils écrivent, ils síadressent
à leurs collègues, et non plus aux entrepreneurs, aux capitalistes.
Sensibles aux dysfonctionnements, aux maladies de croissance des grandes
sociétés de la fin du siècle, ils veulent les réformer
et proposent des remèdes.
Au delà de ce découpage en générations,
ces auteurs ont quelques caractéristiques communes. Beaucoup sont
ingénieurs, le plus souvent polytechniciens. Ils maîtrisent
la mécanique et les mathématiques. Leurs raisonnements font
une large place au calcul et à son expression graphique. Ils ont
très tôt appris à envisager líentreprise comme
un système à la recherche de son équilibre. Le thème
est explicite chez Le Chatelier. On le retrouve, sous díautres formes
chez díautres auteursÖ
Ces ingénieurs ont, le plus souvent, les carrières caractéristiques
des élites technocratiques françaises. Certains, comme Emile
Cheysson, passent de líindustrie à líuniversité,
díautres, comme Clément Colson de líadministration
à líenseignement. Rares sont ceux qui, tel Henry Fayol, Emile
Belot ou Adolphe Guilbault furent des hommes díorganisation au sens
que donnait William White à cette formule, .
Si peu furent díauthentiques savants, tous, ou presque, ont
eu une ambition scientifique. Même ceux dont la carrière fut
le moins académique mettaient en avant les aspects savants de leurs
travaux. A la fin de sa carrière, Henri Fayol éprouva
le besoin de faire éditer , à la fin de sa carrière,
une notice sur ses travaux de géologue. On y découvre,
sous líindustriel, le chercheur soucieux de faire avancer la science.
ìAucune de ces études, lit-on dans ce texte, nía été
faite sans souci des applications industrielles qui en pouvaient résulter.
Mais le fait quíelles ont été dirigées par
la volonté díétablir scientifiquement, sans síastreindre
nécessairement à la recherche díapplications déterminées
à líavance, les propriétés physico-chimiques
des aciers et les variations de ces propriétés avec la température
et avec la teneur de chaque élément a permis la mise au point
de nombreux alliages doués de propriétés parfois imprévues
et souvent précieuses.î On ne conçoit pas en France,
au 19e siècle, de brillante carrière qui ne mène à
líAcadémie des Sciences.
Ces ingénieurs ont souvent eu comme professeurs des gens de
grande qualité, Monge ou Laplace pour les plus anciens, Poncelet,
Coriolis ou Morin, pour les plus jeunes. Ils sont convaincus que ìlíart
de líingénieur civil consiste dans líapplication intelligente
des principes de la science aux opérations industrielles.î
La réflexion sur le management leur parait sans doute secondaire.
Même chez les plus intéressants, la culture dans le
domaine parait díailleurs limitée. Ils ne se citent pratiquement
jamais. On ne trouve chez Fayol, Guilbault et Belot, aucune indication
montrant quíils aient lu et étudié Babbage, Ure ou
Cheysson.
On pourrait être tenté díattribuer ce silence sur
líart du manager au système universitaire, à son refus
de prendre au sérieux le monde líindustrie et du commerce.
Il est vrai que le management níest pas devenu discipline académique,
mais líuniversité ne lía pas totalement ignoré.
Bien au contraire, elle lía très tôt accueilli dans
des institutions spécialisées dans la formation des élites
industrielles. Dès le début du 19e siècle, Jean-Baptiste
Say donne au Conservatoire des Arts et Métiers des cours sur la
législation industrielle. Un peu plus tard, Adolphe Blanqui crée
un enseignement similaire à líécole spéciale
de commerce, lointain ancêtre de SupdeCo Paris. Plusieurs des auteurs
examinés dans cet ouvrage ont été enseignants. Gérard
Christian fut directeur du Conservatoire, Cheysson et Colson enseignèrent
à líécole des Ponts et Chaussées, à
HEC, à líInstitut díEtudes Politiques de Paris. Mais
ces enseignements níont jamais donné naissance à une
discipline. Líuniversité, les écoles díingénieurs
auraient pu créer un milieu scientifique, avec ses laboratoires,
ses recherches et ses carrières, comme ce fut le cas à Harvard
au début du 20e siècle. Il níy eut rien de tout cela.
Aucune activité de recherche ne síest développée
autour de ceux qui ont enseigné le management. On ne trouve pas,
dans les bibliothèques, de manuels qui reprennent, à la manière
scolaire, les auteurs, qui les classent et amorcent une histoire de la
discipline.
Il faut attendre líentre-deux guerres pour voir se développer
des institutions spécialisées dans le management. Le succès
de Taylor et Fayol parait díautant plus remarquable. Síils
níont pas été plus originaux que beaucoup díautres,
ils ont réussi ce que Babbage et Christian Gérard níavaient
pas su faire : créer une discipline.
Cíest la préhistoire de cette discipline quíexplore
cet ouvrage. Son plan suit la chronologie : díabord les pionniers,
premiers analystes de la division du travail et de líorganisation,
puis les premiers théoriciens de líentreprise (philanthropes,
libéraux, ingénieurs) que suivent, au lendemain de 1848,
les auteurs qui veulent introduire le calcul dans la décision et
ceux qui cherchent à régler de façon nouvelle la question
sociale.
Lorsque Taylor et Fayol apparaissent, à la fin du siècle,
les problématiques ont changé, la fonction managériale
síest étoffée, enrichie des travaux des comptables
et des premiers théoriciens du travail. Une science du management
peut naîtreÖ